Only Lovers Left Alive, de Jim Jarmusch

 

Only Lovers Left Alive, de Jim JarmuschL’amour, ça conserve ! Voilà plusieurs siècles qu’Adam et Eve, deux vampires aux existences décadentes, filent la parfaite idylle. Deux amants marginaux et spirituels, aux manières sophistiquées, s’évertuant à survivre à l’ombre d’un XXIe siècle de plus en plus apathique. Adam (Tom Hiddelston) est à Détroit. Il vit carapaté chez lui, lassé de l’inertie intellectuelle dans laquelle le monde s’enfonce peu à peu. Un monde hanté par des humains de plus en plus morts ou de moins en moins vivants. Ainsi, Adam de se morfondre : “J’en suis malade. Ces zombies, ce qu’ils ont fait au monde, la peur de leur propre imagination.” Reclus dans sa maison, Adam déprime, s’évertuant à tuer le temps en se plongeant dans la musique, entouré de ses guitares. Eve (Tilda Swinton), quant à elle, plus enthousiaste ou moins découragée, persévère en continuant d’étancher sa soif de culture, immergée dans l’entrelacs romantique des rues de la belle Tanger. Entre deux verres de sang, elle égrène les heures en compagnie de son ami Christopher Marlowe (John Hurt), lui-même vampire de son état… Marlowe, c’est ce poète et dramaturge à la vie dissolue, contemporain de Shakespeare et précurseur de la tragédie moderne élisabéthaine. Il est l’une des nombreuses œillades littéraires que Jim Jarmusch s’est amusé à disséminer ici et là, au fil de son récit. On y évoque également Mary Shelley, la mère de Frankenstein, ainsi que le poète Lord Byron.

Tirant les bords entre ces deux cités aux atmosphères nocturnes singulières, Jim Jarmusch file sa délicieuse histoire d’amour entre ces deux êtres promis à l’éternité. Deux ombres mélancoliques, témoins de l’histoire et de ses dérives et qui, du haut de leur existence multi-centenaire, portent un regard désenchanté sur un monde moderne en déliquescence. Sur cette époque où l’on ne peut plus s’abaisser à “vider” le premier humain venu. Où trouver du sang clean tient du miracle. Souillée, infectée, l’hémoglobine de qualité se fait rare. Il n’y a guère qu’à l’hôpital que l’on peut encore s’en dégoter une ou deux poches souples de qualité. Adam s’y rend d’ailleurs régulièrement, incognito, pour s’en glisser quelques-unes sous le manteau, grâce à son petit arrangement dealé avec le médecin de garde.

Là où l’indomptable Tarantino sait s’emparer d’un genre pour mieux le dynamiter, Jim Jarmusch opère avec plus de retenue pour une réalisation tout aussi irrésistible. Le cinéaste soustrait la figure du suceur de sang à l’épouvante pour en faire un esthète exigeant nourri à la beat generation. Le cerbère scrupuleux d’une certaine idée de l’art et de l’amour, libres et engagés, prônés par les Kerouac, Ginsberg et Burroughs. Paré d’une bande-son encore une fois impeccable (goûtez donc au “Funnel of Love” de Wanda Jackson, au “Trapped by a Thing Called Love” de Denise Lasalle ou au tripant “Red Eyes and Tears” signé du Black Rebel Motorcycle Club), Only Lovers Left Alive s’étire avec grâce comme une longue et délicate flânerie. Impudente et indolente, mais jamais ennuyeuse. Une ode à la création et à cet underground new-yorkais dans lequel Jarmusch continue de puiser son inspiration et de renouveler son cinéma. Du bel ouvrage. Snob à souhait.

 
Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch, avec Tilda Swinton, Tom Hiddelston, Mia Wasikowska, John Hurt… Etats-Unis, 2013. Sortie le 19 février 2014.