Du rêve plein les yeux : Rencontre avec Mike Cahill

 

Mike CahillAprès Another Earth, petite perle SF remarquée à Sundance et aussi débordante d’ingéniosité que d’originalité, Mike Cahill revient avec I Origins. L’histoire d’un scientifique obsédé par l’œil humain, qui va partir de l’autre côté de la planète à la recherche d’une paire d’yeux. On y retrouve les thèmes chers au réalisateur – la question de l’identité, la technologie – et ses ingrédients de choix – un récit subtilement mené qui change de direction à l’envi, un bouquet d’acteurs épatants servis par une bande originale hypnotique parfaitement équilibrée entre score et synchro (déjà dans les bacs chez Milan Music). I Origins est une œuvre qui se vit, et qui mérite largement qu’on s’y attarde : rencontre avec son créateur, artiste-scientifique à la passion communicative.

 
Qu’est-ce qui vous intéresse tant dans la question du double ?

Another Earth parlait de doubles séparés par l’espace, I Origins de doubles séparés par le temps. Je crois que je suis obsédé par l’identité : qu’est-ce qui fait de nous une personne, qu’est-ce que le « je », qui suis-je ? Quand est-ce que tout a commencé, à quel moment ma vie a vraiment débuté ? Qu’est-ce qui fait que j’éprouve certains désirs, certaines phobies, que j’ai certains souvenirs, que j’aime certaines personnes… Ce sont ce type de questions existentielles qui m’obsèdent, et je vais probablement continuer de faire des films qui questionnent l’identité pendant encore un long moment ! Par exemple, il y a une voie que je n’ai pas encore explorée : si vous perdez l’esprit, est-ce que vous êtes encore vous-même ? Vous avez vu La Double Vie de Véronique [de Krzysztof Kieślowski, ndlr] ? C’est un de mes films préférés, il m’a beaucoup inspiré.

Oui, c’est un film magnifique. Votre démarche est très scientifique…

J’adore la science, c’est une source d’idées inépuisable pour le cinéma. Ce qui est génial c’est qu’on apprend chaque jour de nouvelles choses sur l’homme et l’univers grâce au travail d’ingénieurs, de biologistes, de chimistes, d’astronomes… On a donc chaque jour de nouvelles données pour raconter des histoires originales. C’est très excitant. En biométrie, la reconnaissance et la duplication de l’iris sont des idées assez neuves. On a déjà pu voir ça dans des films comme Minority Report, mais je voulais aller plus loin et articuler mon film autour de ça.

La reconnaissance oculaire est donc le point de départ du film ?

I Origins, de Mike CahillC’était l’iris le point de départ du film. Je me souviens de cette magnifique photo d’une fille afghane qui a fait la couverture du National Geographic en juin 1985. Il y a d’ailleurs un moment dans le film où on peut la voir. C’est Steve McCurry qui avait pris cette photo dans un camp de réfugiés à la frontière de l’Afghanistan et du Pakistan. Il ne connaissait pas son nom, il ne savait rien sur elle, il l’a juste prise en photo parce qu’elle avait ces yeux verts pénétrants. Cette photo est devenue mondialement célèbre, et tout le monde demandait à Steve McCurry qui était cette jeune fille. Comme il n’avait pas la réponse, 17 ans après il a entrepris de la retrouver, ce qui était très compliqué parce qu’elle avait dû beaucoup changer et qu’il ne savait pas ce qu’elle était devenue. Tout ce qu’il savait, c’est que ses iris étaient uniques. Il a donc été aidé par des scientifiques qui ont mis au point un procédé pour comparer les iris de différentes personnes, et il a fini par retrouver Sharbat Gula, la jeune fille qu’il avait photographiée. Cette histoire m’a énormément inspiré. J’ai trouvé fascinant de partir à la recherche d’une personne en n’ayant que ses yeux pour la retrouver. Et qu’est-ce que ça donnerait si les mêmes iris pouvaient être transmises à d’autres individus par-delà la mort ? Si quelqu’un avait exactement les mêmes yeux, mais d’autres gènes ? Qu’est-ce que ça pourrait suggérer en termes de réincarnation, étant donné que les yeux sont reliés au cerveau ? C’est un point de départ très excitant pour raconter une histoire d’amours perdues.

Est-ce que la complexité de l’œil peut vraiment prouver l’existence d’un Créateur ?

Michael Pitt et Brit Marling dans I OriginsJe ne pense pas. C’est un argument majeur des créationnistes, mais pourtant déjà dans les années 1980 on avançait différentes explications concernant la manière dont l’œil a pu évoluer. Il y a énormément de preuves, surtout au niveau génétique, qui permettent d’avancer que le processus d’évolution existe bel et bien. Le fait même d’avoir une séquence ADN dans un ver est quelque chose d’incroyable et une preuve suffisante de l’évolution. Aucun scientifique ne peut envisager sérieusement l’hypothèse selon laquelle la complexité des yeux est une preuve de l’existence de Dieu.

N’est-ce pas un peu naïf de vouloir nier l’existence de Dieu, comme le fait le docteur Ian Gray dans I Origins ?

On peut supposer qu’il a une histoire personnelle qui est liée à cette volonté… Je ne veux pas dévoiler trop d’éléments, mais c’est quelqu’un de passionné et c’est la science qui le fait avancer.

Il est malgré tout à la recherche de sa propre foi…

D’une certaine manière, oui. Au début, il veut prouver l’inexistence de Dieu. Mais en essayant de prouver que Dieu n’existe pas, il prouve le contraire. Ce qu’il fait réellement, c’est d’avoir foi en Dieu sans en avoir de preuve. Je ne pense pas que c’est ce qu’il recherche consciemment, mais à la fin pourtant, il devient bien conscient de sa foi.

Brit Marling fait partie de tous vos projets ?

Brit Marling dans I OriginsBrit Marling est formidable. On s’est rencontrés à l’université de Georgetown il y a très longtemps, et nous sommes devenus des amis très proches. C’est quelqu’un que j’admire beaucoup et je pense que j’ai de la chance de la connaître. Je lui fais aveuglément confiance en tant qu’actrice, elle a énormément de talent et travaille très dur. Elle travaillait sur d’autres projets pendant que j’écrivais I Origins, mais j’avais déjà parfaitement en tête Brit pour jouer le personnage de Karen. Le rôle de Karen est très compliqué à jouer, parce qu’elle est le second choix de Ian et non son grand amour, et parce qu’elle place la recherche de la connaissance au-dessus de tout, même au-dessus des affaires de cœur. Brit Marling incarne tout cela merveilleusement. Et je savais qu’elle pouvait le faire… J’espère avoir la chance de continuer à travailler avec elle le plus longtemps possible.

Vous êtes le réalisateur d’I Origins, mais aussi le monteur, le scénariste, le producteur… Vous ne faites pas confiance aux autres ?

Mike CahillAhah ! Sur Another Earth, j’étais le réalisateur, producteur, scénariste, monteur et directeur photo… Cette fois j’ai laissé la direction photo à Markus Förderer. Petit à petit je fais confiance à plus de gens ! Sur le prochain film je pense que j’abandonnerai aussi le poste de monteur… mais je continuerai toujours d’écrire, de réaliser et de produire mes films.

Markus Förderer à la photo fait d’ailleurs un travail remarquable…

Oui, Markus est brillant ! Je l’ai rencontré au Festival de Locarno alors que je présentais Another Earth ; lui était là pour Hell, réalisé par Tim Fehlbaum. J’ai adoré ce film et sa photo, et je l’ai dit à Tim, qui m’a alors présenté Markus. On a pris un café et il a fait un tour de magie avec le sucre… Il ne m’en fallait pas plus pour l’embaucher sur mon prochain film, j’adore les magiciens ! Markus est un directeur photo-magicien-scientifique, c’est parfait pour moi.

Vous allez continuer à faire des films indépendants ?

J’aimerais continuer d’aborder les questions d’identité, mais avec de plus gros budgets. Ca me permettrait de toucher une plus grosse audience. Mais ça resterait un film de Mike Cahill, avec de la science et de la philosophie… en un peu plus spectaculaire.

 
I Origins de Mike Cahill, avec Michael Pitt, Brit Marling, Astrid Berges-Frisbey, Steven Yeun… Etats-Unis, 2014. Présenté en compétition du 40e Festival du film américain de Deauville. Sortie le 24 septembre 2014.