Hier John Edgar Hoover chez Clint Eastwood (mouais), aujourd’hui Margaret Thatcher (bof), demain Jérémie Renier en Cloclo (aïe ?) : le biopic n’en finit pas de faire recette. Pourtant, le genre finit quand même souvent par ressembler à une grosse vache à lait assez insipide. D’où notre envie d’un petit tour d’horizon thématique et historique…
Déjà, commençons par distinguer cette mode des biographies filmées d’autres types de films inspirés eux aussi de faits ou de personnages « réels », mais selon une tout autre approche. Par exemple, les Jeanne d’Arc de Carl Theodor Dreyer ou Robert Bresson, le Citizen Kane d’Orson Welles, Pat Garrett and Billy the Kid (Sam Peckinpah) tirent tous leur prétexte – à entendre au sens propre comme idée fondatrice qu’il y aurait avant le texte – d’individus ayant physiquement et historiquement existé. Seulement, ces films esthétisent des destins pris comme impulsions, qu’ils analysent, délirent ou romancent pour en tirer des symboles concaténés sans commune mesure avec de simples biographies : ce seraient donc plutôt des variations autour d’un thème, parfois des études de caractères à la La Bruyère, ou renvoyant aux anciennes « vies des saints » censées illustrer des possibilités exemplaires, des situations extrêmes de la vie humaine.
C’est que le travail de l’imagination consiste souvent à s’inspirer substantiellement de l’existant pour le métamorphoser, le transposer, le condenser (le rêve ne fonctionne d’ailleurs pas autrement). Quelle que soit sa forme, la fiction permet alors de tamiser le réel pour en tirer sa substance, en investir des archétypes plus ou moins mythiques ; le caractère historique ou biographique de son inspiration passe alors au second plan, relevant presque de l’anecdote. Ici, c’est la légende, le destin que le cinéma met en jeu, plutôt que simplement l’homme : l’existence sociale et l’art s’y situent sur deux plans hétérogènes, qui, communiquant sans se confondre, rappellent assez la distinction classique entre sphères profane et sacrée. L’art créateur de symboles n’a que faire de la petite histoire.
Aussi peut-on considérer l’Amérique des années 1980 comme le véritable lieu de naissance du biographical motion picture. D’autant qu’auparavant, l’incarnation hollywoodienne d’une figure historique occupait généralement la fonction d’un métadiscours sur le statut des acteurs les incarnant : en 1963, Liz Tayor était ainsi concrètement la Cléopâtre de l’industrie cinématographique, comme Charlton Heston en avait été le Ben-Hur ou le Moïse. La biographie filmée made in USA configurait le pré carré des superstars dans leur âge d’or : mythologie naïve et commerciale, mais au fond plutôt bon enfant, où l’interprète était davantage au centre du film que le personnage. C’est donc plutôt dans les années 1980 du siècle dernier, avec des films comme Raging Bull, Gandhi, Amadeus ou Out of Africa, que le biopic prit son essor comme genre spécifique. Suivis, dans les années 1990, par JFK, Malcolm X, La Liste de Schindler… Dès lors, l’importance du réalisme, du détail historique, s’accrut jusqu’à constituer le cœur de ces films, leur argument principal.
Or, s’il paraît artificiel et problématique que ce qu’on appelle « l’industrie du rêve » revête ainsi les oripeaux du biographe – ou du « journalisme » pris dans son sens originel et passablement inactuel, c’est-à-dire doué d’esprit critique et esthétique –, tout en jouant des artifices propres au grand spectacle (musique plein les oreilles et montage in your face), le propos souvent politique de ces films réussit tout de même à leur conférer un certain intérêt pédagogique, à constituer un support de réflexion : intrinsèquement suspect, le biopic parvenait à s’en tirer en établissant des parallèles entre situation passée et présente. C’est déjà ça. Sensiblement moins honnête qu’un documentaire, il s’efforçait de viser ailleurs, comme un hommage, une critique subjective, un droit d’inventaire – à l’image du Promeneur du champ de Mars de Guédiguian –, et inutile ici de mentionner La Conquête de Xavier Durringer…
Bref, on ne peut entretenir qu’une certaine méfiance à l’égard d’une démarche filmique entretenant un flou bien peu artistique entre fascination et réalisme (tiens, « fasc-isme » serait un mot-valise ?), et toujours susceptible de confondre plus ou moins délibérément histoire et hagiographie. Mais ce n’est pas le pire : le pire, c’est quand le biopic cherche à nous parler des artistes (qu’il prononce généralement « Âârtistes »). En général à travers des musiciens – eh oui, un corps qui joue passe toujours facilement à l’écran. Là, c’est en général l’occasion d’un grand déballage de n’importe quoi, entre admiration béate et mystification totale. Qu’il s’agisse de The Doors d’Oliver Stone (Val Kilmer piétinant grotesquement une dinde ou chantant défoncé sur la plage), du Bird de Clint Eastwood (et des doigts raides d’un Forest Whitaker qui ne sait manifestement pas jouer du saxophone), ou encore de Ray par Taylor Hackford, c’est toujours le même cliché, le même mythe de l’artiste maudit qui transparaît, à travers une systématique narration à quatre temps : premiers succès – apothéose – déchéance – rédemption. Quant à Marion Cotillard grimée en Piaf, c’est tellement Disneyland qu’il serait certainement trop cruel d’en creuser ici le ridicule.
Alors, poubelle le biopic ? Ne soyons pas si sévères ; il existe malgré tout quelques réussites incontestables, dont le point commun serait leur distance vis-à-vis de leur sujet, distance d’un langage cinématographique conscient que la transparence lui est refusée, et pour lequel le cinéaste recherche, dans le traitement de sa forme propre, les échos de celui qu’il vampirise. Remarquable exemple, à cet égard, que le Munch de Peter Watkins, traitant la couleur en reprenant le grain et les tonalités glauques du peintre norvégien. On pourrait aussi citer la photographie superbement froide d’Anton Corbijn pour sa biographie du non moins glacial Ian Curtis (Control), ou la manière dont le tandem Tim Burton/Johnny Depp est parvenu à restituer en film la charmante arythmie de ceux d’Ed Wood. A cet égard, la semi-réussite du Gainsbourg, vie héroïque de Joann Sfar tenait d’ailleurs précisément en sa première moitié, étonnamment fantasmée et rêveuse, typiquement sfarienne, tandis que la seconde, plus platement biographique et constituée de répétitions d’archives, semblait passablement ronflante et attendue. Ainsi, parler ouvertement d’art, au sein de l’art lui-même, requiert un second degré dont le déni constitue immanquablement un échec.
Mais voyons plus loin… Ou au moins, essayons. Puisque le biopic est ce genre établi à la démarche discutable, pourquoi ne pas plutôt le détourner, le travestir, en moquer la prétention réaliste par la surenchère ? C’est là qu’entre en jeu toute la saveur ironique des fausses biographies, cet humour qu’on trouve dans l’hilarant Spinal Tap de Rob Reiner, ou, dans une autre mesure, devant La Vie de Brian des Monty Python. Là, le biopic se reconnaît généreusement comme vaste blague, avec en filigrane la critique de toute forme de réduction d’une existence à la parenthèse d’une ou deux heures passées devant un écran. Et c’est alors le caractère fallacieusement exhaustif du projet biographique qui se résout en éclats de rire, avec cette question : raconter une vie, même vécue, n’est-ce pas essentiellement faire œuvre de fiction ? Question-gouffre qui traverse, par exemple, l’étonnant et excellent film de Richard Dindo, Arthur Rimbaud, une biographie, certainement le seul long-métrage sur le poète qui parvienne à en restituer la vie sans la trahir (surtout quand on pense au Rimbaud Verlaine en carton-pâte d’Agnieszka Holland, avec Leonardo DiCaprio et David Thewlis). Le dispositif de Dindo est pourtant simple : une compilation de témoignages réels des proches de Rimbaud, interprétés par des comédiens dans une série de plans fixes, sans que jamais l’auteur des Illuminations n’apparaisse. Film de refus en forme de reportage, rendant en creux le récit d’une existence pour ce qu’il est, de toute façon, condamné à être : parcellaire et incertain, rempli d’ombres, de possibilités indécidables, d’interprétation lacunaires et d’absence. Film ouvert aux sinuosités qui nous parcourent, et s’enchevêtrent sans destination. La vie, quoi. Enfin.