Rencontre avec Delphine et Muriel Coulin

 

« C’est constamment noir et rose »

17 filles, de Delphine et Muriel CoulinElles ont filmé 17 filles, mais elles sont deux. Enfin deux et demie parce que l’une d’elles est enceinte. Et ce jour-là, elles mangent des cookies comme quatre. Enfin, tout ça pour dire que malgré les apparences, le film de Delphine et Muriel Coulin 17 filles, ce n’est pas qu’une histoire de chiffres, une histoire rationnelle, le récit d’un fait divers. C’est la chronique de l’adolescence, de son énergie, de sa naïveté, et de son envie de faire bouger les lignes. Courbes.

 
Le corps est un thème central du film, ce qui est évident, puisque c’est un film sur la grossesse. Mais c’est plus un film sur le pouvoir que confère la grossesse, non ?

Delphine : Oui, mais c’est aussi le pouvoir que confère le corps, parce qu’à un moment donné elles s’en servent jusqu’au bout, y compris en faisant un bébé, mais c’est quand même aussi qu’elles se rendent compte à 16 ou 17 ans que le corps change et que le rapport avec les autres en est fondamentalement modifié. C’est parce qu’elles se rendent compte que leur corps devient une arme qu’elles décident de s’en servir.

Françoise Héritier explique que la domination des hommes sur les femmes est liée à ce pouvoir qu’ont les femmes et que les hommes n’ont pas et ne comprennent pas.

Delphine : Je suis fondamentalement d’accord avec ça, j’adore Françoise Héritier et je suis convaincue qu’elle a raison. C’est évident qu’à un moment donné les hommes, voyant que les femmes ont ce pouvoir-là et ne pouvant pas y accéder, ont décidé de dominer les femmes pour dominer ce pouvoir. Dans les sociétés hypermachistes, c’est ça qui est en jeu.

C’est un pouvoir, mais en l’occurrence, un pouvoir pour quoi faire ? Elles recherchent l’émancipation, mais le paradoxe est que devenir mère à 17 ans est loin de l’être.

Delphine : Ce paradoxe-là est au coeur du film. La fin du film est explicite là-dessus : ce n’est pas une émancipation alors qu’elles en avaient rêvé. Et pourtant, dans un premier temps, c’en est une dans le sens où elles ont cette liberté de s’emparer de leur corps. Le film a failli être interdit aux moins de 18 ans en Italie – finalement, il l’a été aux moins de 14 –, ce qui est dingue parce qu’il n’y a pas une scène de sexe ou une scène de violence… La raison annoncée par le comité de censure concernait le fait que les filles fument des joints dans le film, mais la véritable raison tient dans le questionnement du modèle patriarcal. Même dans nos civilisations – puisque d’après certains membres du gouvernement, elles sont plus avancées que d’autres – ça pose problème. Ce pouvoir-là pose problème.

» Lire la critique de 17 filles

Vous avez choisi d’adopter un ton assez frais, assez léger. Pour un film inspiré d’un fait divers, c’est un parti pris surprenant. Pourquoi ce choix de faire un film plutôt lumineux ?

Delphine : On voulait être à mi-chemin entre le tragique et le comique, le réalisme et le conte. Parce que ce fait divers a un côté “réalisme poétique”. Et c’était compliqué de trouver le juste milieu entre les deux. Et en même temps, il y a l’énergie de cette jeunesse… On voulait aussi que ces filles aient envie de tout changer. Et du coup, ça ne pouvait être que positif, au moins dans une première partie, avant que ça tourne au vinaigre. Qu’on sente l’amitié très très forte, la gaieté qui succède au désespoir… C’est quand même un âge où tout est contrasté. A 17 ans, les moments désespérés peuvent être suivis par des moments de joie intense, parce qu’on est tous ensemble…

Vos courts-métrages abordaient des thèmes politiques. Ici, la politique est sous-jacente mais en même temps très présente. Toujours cette idée de contraste ?

Delphine : D’emblée, ce fait divers ne nous intéressait pas si ça avait été seulement 17 filles qui tombent enceintes parce qu’elles ont envie d’avoir des bébés et d’acheter de la layette. C’est aussi pour ça qu’on ne l’a pas adapté aux Etats-Unis, on avait envie de se l’approprier, et de faire quelque chose qui nous ressemble. Ca voulait dire de les prendre non pas pour des victimes mais pour des filles qui prennent en main leur vie. Qui mettent les adultes devant leurs contradictions et leurs disent « Nous, on ne veut pas de votre monde, on va inventer une autre société. » Elles vont donc créer une utopie et avoir un projet presque politique.

Pour un premier film, c’est ardu, c’est la réunion de toutes les choses parmi les plus difficiles au cinéma : un portrait très juste de l’adolescence, et un film de groupe.

Muriel : On n’avait pas mesuré au départ que 17 personnages, c’était un truc énorme. Dans la mise en scène même, ce n’est pas facile quand c’est un premier film, parce que c’est la première fois qu’on se confronte aux personnages. Organiser le cadre, les mouvements de 17 personnages, en plus avec des actrices quasiment non professionnels, qui ne savaient pas forcément si elles étaient dans la bonne ligne de cadre, dans la bonne lumière, etc. Ca a été un chantier auquel on ne s’attendait pas.

Delphine : Et puis il fallait tout diriger en même temps. La première fois qu’on a répété avec toutes les filles, on s’est dit qu’on ne s’en sortirait pas ! Elles n’ont pas la batterie d’outils qui fait qu’on propose une interprétation avec des gestes, des accessoires… Il fallait qu’on dise à chacune exactement ce qu’elle devait faire, quels gestes. En répétition, on se disait « Le tournage commence dans quinze jours, ça va être la catastrophe ! »

Lorient même est l’expression du contraste que vous évoquez : une ville militaire, bétonnée, et en même temps, ouverte sur la mer. Le regard que vous portez sur la ville est lui aussi double.

Delphine : On a une ambivalence avec cette ville. C’est sûr qu’on y est attachées. Nos parents y vivent encore, on y a plein de souvenirs d’enfance : les plages où on a tourné sont les plages où on jouait quand on était petites… On a cet attachement mais à côté de ça, ce sont des endroits où il est difficile de s’épanouir, en particulier quand on est ado. Il y a quand même assez peu de perspectives, sinon géographiques parce que l’horizon est bien là, mais en dehors de ça, les rues sont étroites, il y a un côté un peu étriqué. Et en même temps, beaucoup de côtés chaleureux et agréables. C’est constamment un aller-retour entre positif et négatif. C’est constamment noir et rose.

Dans le commentaire du film en DVD, souvent, vous avez cette phrase : « C’est un plan documentaire. » Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par là ?

Photo du film 17 filles, de Delphine et Muriel CoulinMuriel : On met des choses en place, et ensuite, par le climat qu’on a créé bien en amont, pendant les répétitions et le travail de préparation, il y a des choses qui se passent entre ces filles. Par exemple, pour les plans sur la plage après la baignade, elles avaient des actions très précises à faire. Mais entre ces actions, elles continuent à vivre. Et ça, c’est purement documentaire : l’eau tombe des cheveux, et alors il y en a une qui récupère une goutte sur l’épaule de sa copine, ça peut être un très beau geste. On ne peut pas diriger des gestes comme ça, ça paraît artificiel. Mais mettre en place tout ce qui est autour, c’est déjà pour nous de la mise en scène et il faut être prêt à aller choper ces moments-là.

Delphine : On a une culture du documentaire toutes les deux : moi j’ai produit des documentaires quand j’étais à Arte, Muriel en a réalisé plusieurs. Du coup, on a un souci de la réalisation documentaire qui fait qu’on tourne vraiment dans la longueur. Par exemple, pour la scène de la fête au blockhaus, notre démarche va jusqu’à épuiser les gamins toute une nuit pour qu’on ait une progression dans la scène. Et à la fin quand ils dansent le slow, c’est On achève bien les chevaux ! Au début ils ont une espèce de pêche et en quelques minutes dans la scène, ils sont appuyés les uns sur les autres, les mains croisées dans le dos. Si on n’avait pas tourné 7 ou 8 heures en laissant tourner la caméra, on n’aurait pas eu ces plans. Et ça c’est une forme de réalisation qui est plus documentaire que fictionnelle. Nous on a cet œil-là. On a toujours une deuxième caméra, qui est la nôtre, avec laquelle on va chercher ce type de prises de vues.

L’idée de tourner dans les vraies chambres des filles vient de là aussi ?

Delphine : On a travaillé avec elles à chaque fois sur un moment, mais un moment de leur vie, pas de celle d’un personnage. On a travaillé sur une émotion intime, qui leur appartient à elles. On voulait que leur visage soit comme un paysage, où on comprend qu’elles pensent à quelque chose d’intense, pour elles. Et ça c’est uniquement documentaire. On ne leur a pas dit « Tiens, ton personnage à ce moment-là, il a des doutes par rapport à sa grossesse. »

Mais cette méthode tient au fait que vous tourniez avec des actrices jeunes, non professionnelles ?

Muriel : Oui, avec le professionnalisme arrivent des exigences d’être dirigé d’une telle façon, de savoir précisément ce qu’on doit faire. C’est comme un très grand soliste qui a la technique et la capacité d’aller dans des directions très pointues.

Delphine : Et y va plus vite. Mais du coup, ça ne rend pas la même chose.

Muriel : Oui, on perd quelque chose. Il faut reconnaître l’intérêt d’avoir des acteurs non professionnels. Certaines avaient une petite expérience, mais elles étaient vierges de toute technique. C’est agréable aussi.

Mais comment réagissez-vous à ces acteurs qui disent détester qu’on leur « vole » des images ?

Delphine : Mais justement, je ne dirais pas que c’est voler. Ca l’est quand on pique des échanges de regards qui ne sont pas dans la scène, qui sont d’elles-mêmes au moment où on la tourne. Mais les trois quarts du temps, c’est fait avec leur complicité.

Muriel : Le professionnalisme joue ici aussi. Un acteur a la conscience du regard et de la place de la caméra. Là, les filles étaient tellement dans la recherche du naturel, de la justesse, de faire du mieux possible…

Delphine : Et nous, on mettait vraiment l’accent là-dessus pour les libérer de tout le reste. D’ailleurs, par moment, elles n’avaient pas l’impression de travailler, elles avaient l’impression qu’on les prenait comme elles étaient et qu’on les filmait comme elles étaient. Alors qu’évidemment, c’est du travail. C’était leur partie : être le plus naturel et le plus juste. Tout le reste, c’était à nous de le faire, et de nous faire les plus discrètes possibles pour qu’elles ne le sentent pas.

Ca nécessite un travail de préparation incroyable…

17 filles, de Delphine et Muriel CoulinDelphine : Oui, énorme. On a fait trois semaines de répétition dans les décors, on a créé le groupe. Il fallait pouvoir croire qu’elles ont des liens. Au début, elles ne se touchaient pas. Quand on est copines à 16 ans, on n’arrête pas de se toucher les unes les autres, on est constamment affalées les unes sur les autres, mais quand on ne se connaît pas, on reste à cinq mètres. Donc on a fait cinq jours avec une coach, qui a travaillé sur l’expression corporelle. Et ensuite, deux semaines et demie de répétition du texte.

Par opposition, votre prochain film sera plus léger ?

Muriel : Oui, plus léger en équipe, et plus léger en personnages. Sans doute avec un mélange d’acteurs professionnels et non professionnels. De la même manière qu’on aime le mélange documentaire-fiction, on aime le mélange pro-non pro. Ca apporte à la fois de l’expérience et de la naïveté.

 
17 filles, de Muriel et Delphine Coulin, avec Louise Grinberg, Juliette Darche… France, 2010. Sélectionné à la Semaine de la critique 2011. Sortie DVD le 18 avril 2012.