Après la première vision, il reste ces images marquantes : un homme s’enfonçant dans un liquide noir, une femme au volant d’un mini-van, l’Ecosse brute, ses passants, ses rues, ses forêts, une plage de galets, ce qui s’y est passé, le visage impassible et pourtant fragile de Scarlett Johansson… Under the Skin n’est pas un film « pour tout le monde », c’est un poème d’une beauté visuelle et sonore inouïe, c’est un grand film qui peut laisser ses spectateurs complètement sur le côté de la route. C’est une œuvre qui divise, qui enthousiasme, bref, un ovni qui ne laisse pas indifférent.
Oubliez le synopsis que tout le monde recopie, tout n’est qu’évoqué, il faut se laisser emporter par les trajets de cette jeune femme jouée par Scarlett Johansson, il faut embarquer à ses côtés, même si cela signifie que l’on va littéralement « se perdre ». Comme les plus beaux films de Lynch, Under the Skin est un labyrinthe, un voyage qui ne dévoile pas sa destination et peu importe où l’on va : ce qui compte c’est le mystère. Cet instant de suspension entre réalité et imagination, ce tressaillement du possible. Les réponses, les solutions, les explications appartiennent à une autre sphère, il faut s’abandonner. Et comment refuser quand l’invitation émane d’une actrice aussi envoutante, aussi irréelle et détachée que Scarlett Johansson dans ce rôle immense.
Sa dévotion totale au film et aux exigences du réalisateur apporte au long-métrage une dimension passionnante. Qu’est-ce qu’un corps ? Qu’est-ce que c’est d’avoir un corps ? D’être désirable ? De provoquer le désir ? Voilà certaines interrogations du film qui grâce à l’aura de son actrice principale prennent un véritable sens. Sex-symbol depuis Lost in Translation, l’actrice américaine joue ici le rôle d’une « femme fatale » à la fois prédatrice et étrangement ingénue. Plus les rencontres avancent, plus elle se découvre à travers le regard des hommes et plus cela semble lui enlever de son sang-froid initial.
Une vision ne suffit pas à aller au bout de ce cauchemar filmé. Jonathan Glazer a mis dix ans à réaliser son long-métrage et on ne peut qu’être immensément reconnaissant à la fortune qu’il y soit parvenu. Peu de films suscitent autant d’interrogations et de dégoût, rares sont les œuvres qui de nos jours nous chamboulent, nous défient. Under the Skin est un des plus beaux films de l’année, mais cela ne veut rien dire, car comme il le prouve, la beauté est une enveloppe. Ce qu’il y a en dessous, ce qui se cache sous la peau est infiniment plus révélateur et terrifiant. Mais oserons-nous vraiment y jeter un regard ? Oserons-nous voir ce monde comme il nous est présenté dans ce film, à travers les yeux d’une étrangère, quelqu’un qui est en dehors de tout ça ? Aurons-nous la force d’accepter de ne pas comprendre, de nous rendre à l’incompréhension afin de mieux voir la violence de notre regard quotidien ?
La force de ce film est de perdurer au-delà de son visionnage dans une sorte d’entre-deux où plaisir et craintes coïncident. On sent bien qu’il est indispensable de revoir le film, mais on sent aussi que la douleur sera plus forte, que la souffrance du personnage de Scarlett Johansson sera amplifiée, il n’y aura pas ce premier choc, cette découverte esthétique qui rassure et crée une distance. En revoyant ce film, la tragédie de son parcours nous frappera en plein cœur et il sera impossible de se cacher derrière des considérations kubrickiennes de froideur. Under the Skin est violemment beau, ce genre de beauté qui vous ravage de l’intérieur et vous habite pendant des siècles.
Under the Skin de Jonathan Glazer, avec Scarlett Johansson, Jeremy McWilliams, Lynsey Taylor Mackay… Angleterre, 2013. Sortie le 25 juin 2014.