Nouveau montage, nouvelle rencontre
Avec Walk Away Renée, Jonathan Caouette poursuit son œuvre autobiographique à travers l’histoire de sa mère, l’émouvante Renée LeBlanc, atteinte de troubles de la personnalité. A la fois réflexions sur l’amour filial, le vieillissement et l’imaginaire, Walk Away Renée est parfois bouleversant dans ce qu’il montre de la violence que la société contemporaine réserve à ceux qui ont le malheur d’être vieux, pauvres ou malades. Mais ce journal filmé est aussi une ode pop et fantastique, pleine d’humour et d’inventivité. Bref, une belle occasion pour nous de retrouver Jonathan Caouette et parler de science-fiction, de psychologie des profondeurs ou de rêve éveillé.
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L’année dernière vous présentiez à Cannes, dans le cadre de la Semaine de la critique, un premier montage de Walk Away Renée. Depuis, le film semble avoir évolué vers davantage de gravité…
Oh, vous avez donc vu les deux versions du film ? Qu’en avez-vous pensé ?
Le film a beaucoup évolué : autant la première mouture était une élégie assez douce, un poème en forme de road-trip avec votre mère, autant la version définitive est plus ample, touchante, et parfois douloureuse.
En effet, je n’avais pas fini de tout dérusher pour le premier montage. Au bout du compte, j’ai tenu à rentrer davantage dans la biographie des personnages, à faire en sorte que le récit englobe une période plus longue de leur vie. En connaissant mieux les protagonistes, l’impact émotionnel est plus fort pour le spectateur. Mais ça se construit surtout au feeling : dans mes films, la structure a en permanence besoin de pouvoir évoluer, l’histoire se créant au fur et à mesure du montage.
Comment celui-ci s’est-il passé ?
Ce montage final, définitif, a pris plusieurs mois. Avant toute chose, je tourne et recoupe un maximum de scènes : c’est le point de départ. Ensuite, la narration, la part de fiction, cela se décide au montage… A l’origine, après Tarnation, je pensais m’orienter davantage vers la fiction… Je ne sais pas si vous vous souvenez, mais dans la première version du film, il y avait notamment une scène où ma mère était traversée par un flux d’énergie orgonique… Enfin, je ne sais pas si vous avez entendu parler des théories de Wilhelm Reich sur les orgones… On n’en avait pas parlé, à Cannes ?
Si, notamment à travers les essais de Burroughs. L’orgone serait une sorte d’énergie à la fois psychique et cosmique, quelque chose comme ça ?
Exactement. Bien sûr, ce ne sont pas des théories à prendre au pied de la lettre, mais pour l’imaginaire c’est très fertile… A un moment, donc, j’avais demandé à Harmony Korine d’endosser le rôle d’un prêtre, dans une secte vénérant la quatrième dimension et convaincue qu’on pouvait rentrer en contact avec elle à travers l’énergie orgonique. C’était très drôle… Pourtant, j’ai finalement décidé de ne pas inclure ces séquences dans ce film. La part de fiction y était trop délirante… C’était une fausse piste qui m’éloignait de ce que j’avais à exprimer. Mais j’aimerais quand même faire quelque chose de ces séquences… Peut-être un court-métrage de science-fiction, ou une installation vidéo… En tout cas, autre chose que les laisser dormir sur mon disque dur.
Cela pourrait être à la base d’un prochain film ?
Pour l’instant, je souhaiterais surtout m’orienter vers la science-fiction, comme lorsque j’ai réalisé le court-métrage All Flowers in Time, avec Chloë Sevigny. En ce moment, je pense souvent à une histoire de voyage dans le temps, un peu comme une version déglinguée ["freaked out", ndr] de Retour vers le futur, mais tournée comme un film d’Ed Wood, avec une toute petite équipe.
Dans Walk Away Renée, on a déjà l’impression que vous cherchez à montrer que le trouble mental n’est en définitive qu’une autre forme d’appréhension du réel, sur un plan autre que celui de la raison, mais pas nécessairement moins vrai…
Oui, c’est une remarque qu’on me fait très souvent à propos du film. La semaine dernière, après une projection, plusieurs personnes m’ont demandé si je croyais vraiment que la maladie mentale était une forme valable de la vérité. En fait, je ne formulerais pas vraiment ça de cette manière… C’est plutôt qu’instinctivement, au fil du temps, j’ai dû apprendre à voir à travers les yeux de ma mère pour la comprendre. Et je sais qu’elle perçoit la même réalité que nous, mais en établissant d’autres liens que ceux, habituels, de cause à effet, de logique…
Par exemple, le présent et le souvenir semblent chez elle devenir parfois indistincts. De votre côté, vous traduisez cela, pour le spectateur, par l’éclatement chronologique du film.
Oui, il est évident qu’une certaine part de la réalité n’est pas palpable : beaucoup de choses existent sans qu’elles soient sous nos yeux, n’est-ce pas ? Or, j’imagine que pour chacun d’entre nous, des analogies apparaissent sans raison objective, ni qu’on en comprenne exactement le sens, mais de façon tout de même troublante, intime. En général, ce sont des choses que la raison oublie, qu’elle juge négligeables. Je crois donc que ce que perçoivent les personnes qui souffrent de troubles mentaux est la même chose que ce que nous percevons, sauf qu’ils l’envisagent à travers un prisme qui accentue d’autres détails que ceux que nous considérons, ou qui en distord l’expression…
Ce que vous dites fait un peu penser au psychanalyste Stanislav Grof, qui tentait, dans les années 1960 aux Etats-Unis, de faire revivre à ses patients leur vie prénatale en ingérant du LSD… Pensez-vous que des expériences-limites de la vie psychique puissent permettre d’appréhender une part latente, non visible, de la réalité ?
Vous voulez dire des trucs comme la salvia ? Vous avez déjà vu ça : tous ces gamins qui postent des vidéos sur YouTube où ils sont complètement défoncés… C’est vraiment flippant ! Mais je vois ce que vous voulez dire : quand on considère la quantité de psychotropes utilisés dans le monde, et même si jamais je ne prônerai cela, il faut bien se dire que les gens cherchent sans doute quelque chose de l’ordre de d’expérience psychique. Personnellement, ayant été exposé beaucoup trop tôt à ce genre de choses, j’y suis hypersensible. Inutile de dire que je n’ai jamais pris d’hallucinogènes….
Peut-être faudrait-il plutôt dire que la modification de l’état de conscience – qu’elle soit subie comme dans le cas de votre mère, ou recherchée à travers l’hallucination ou la méditation zen, l’épuisement physique, l’expérience artistique… – constitue une forme de recherche, une sorte de “connaissance par les gouffres”, pour reprendre l’expression d’Henri Michaux.
Certainement… Mais tout cela me paraît lié à l’épiphyse, la glande pinéale… C’est une zone de notre cerveau assez mystérieuse, celle que les textes védiques du yoga appellent “le 3e oeil”…
Oui… Descartes en fait même le siège de l’âme. Plus près de nous, Georges Bataille a également écrit un texte intitulé L’Oeil pinéal…
C’est assez fantastique, il y a quelque chose d’assez inexploré à ce sujet. Par exemple, je fais souvent cette expérience, la nuit (et je pense que beaucoup de gens font la même), alors que je m’endors, à mi-chemin entre la veille et le sommeil, plein de pensées abstraites me viennent à l’esprit, et j’ai toujours l’impression qu’elles veulent me dire quelque chose, quelle que soit leur apparente absurdité. Sur le moment, il arrive qu’on croie pouvoir appréhender l’univers entier, c’est comme un poème, une épiphanie… Mais dès qu’on se réveille, tout disparaît soudainement. Cela m’arrive tout le temps, en particulier lorsque j’ai de la fièvre. Et je crois que cela stimule l’épiphyse… En fait, il faudrait faire tout un film là-dessus, c’est quelque chose de très riche pour la fiction.
Ce rapport au rêve, à l’imaginaire, est-il prépondérant dans votre travail ?
Pour moi, ce qui fait qu’un artiste est un artiste, c’est qu’il ait foi dans les puissances de son imaginaire, de son subconscient, dans l’exploration de sa sensibilité et de sa psyché. Les musiciens jouent de la musique, les réalisateurs font des films, mais il s’agit toujours d’établir des relations, des liens, des correspondances entre des éléments a priori disparates, que ce soit des séquences ou des sons.
Comme une improvisation musicale, un bricolage de la pensée dans l’immanence… Aussi, l’inventivité semble chez vous une pratique quotidienne, directe, très spontanée. Mais cela semble aussi entraîner le fait que vous ayez toujours une caméra à vos côtés, même lorsque votre mère menace de sauter par la fenêtre… N’est-ce pas parfois difficile ?
Heureusement, je ne vis plus aujourd’hui avec une caméra branchée en permanence ! En fait, je crois que je reste obsédé par l’angoisse qu’une vie puisse se résumer à naître et mourir. Je suis un peu du genre à me réveiller au milieu de la nuit en réalisant brutalement : “Merde ! Faut-il vraiment que je meure ?” Du coup, dans le fait de tourner des vidéos, je crois qu’il y a quelque chose de poignant, de très beau et triste à la fois. C’est comme si on voulait conserver certaines choses minuscules auxquelles on est sensible, quoi qu’il advienne. C’est toute la beauté du documentaire : tout ce que nous filmons, ce sont des êtres et des choses en train de disparaître…
Walk Away Renée de et avec Jonathan Caouette, avec aussi Renée LeBlanc, Adolph Davis… Etats-Unis, 2011. Sélectionné à la Semaine de la critique du Festival de Cannes 2011. Sortie le 2 mai 2012.