Docufiction bringuebalant, cut-up postmoderne, improvisé et délibérément monté à la va-comme-je-te-pousse, le film de Jérôme de Missolz, Des jeunes gens mödernes, revient avec passion sur la vie parisienne, nocturne, à la jonction interlope des années 1970/1980 : évoquant le punk, les soirées du Palace, Lio, Edwige Belmore ou feu Alain Pacadis… Et, surtout, Yves Adrien, rock-critic mort-vivant, qui vampirise à peu près tout le film.
I belong to the blank generation, I can take it or leave it each time (1)
Avant tout, la bonne idée du film de Missolz, c’est d’éviter l’hommage paresseux (celui qui consiste généralement à un affreux tunnel d’interviews nostalgiques face caméra), en évitant de trop mettre en scène ses personnages ; disons plutôt qu’il se contente de les mettre en situation. La rencontre essentielle du film se situant entre deux générations, celle d’Yves Adrien, donc (qui apparaît parfois aussi sous les noms d’Orphan ou de 69-X-69), et celle de jeunes garçons et filles d’aujourd’hui – en l’occurrence ceux de la revue Entrisme.
Rencontré à Cannes, lors de la présentation du film, Yves Adrien nous avait évoqué son dégoût d’Internet et des nouvelles technologies : “Il n’y a pas de corps là-dedans, pas de sensualité, aucun mystère, nul désir… Tout au plus de la banale pornographie. En plus d’être le triomphe de la masse. C’est assez pathétique.” De là, sans doute, la sensation d’une rencontre un peu manquée, dans le film, entre les branchés 2.0 d’Entrisme (même s’ils éditent leur revue sur papier, ce qui est assez louable pour être mentionné) et le fantôme dandy Orphan. Pourtant, en cherchant un peu, Internet et Adrien auraient tout de même bien des traits en commun, à commencer par la dissolution de l’identité dans le jeu de pseudonymes, ou une même disposition à créer des liens – entre les idées, les personnes, les thèmes. “Mouais”, semble répliquer la moue qu’il lance. Mais qui tique quand on repart à la charge sur cette idée de lien, cette fois à partir de Giordano Bruno : “Il est nécessaire que celui qui doit former un lien possède en quelque façon une compréhension de l’ensemble de l’univers.” En même temps, c’est sûr, là on sort un peu du lien google… Très bien. Passons à la littérature, donc. Et à la critique – peut-être à la magie… “Commençons par le commencement : vous n’ignorez sans doute pas que le grand inventeur de la modernité s’appelle Charles Baudelaire, n’est-ce pas ?”
J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère (2)
Voilà ainsi posée la question de la critique ; Baudelaire se situant, rappelle Adrien, à mi-chemin de la création et de l’analyse esthétique. S’alimentant l’une l’autre. Paradigme de la modernité. “Mais les vrais modernes se font de plus en plus rares. Et précieux”, ajoute-t-il, avant d’être rejoint par Jérôme de Missolz, réalisateur du film, qui embraye quant à lui sur la beat generation, développant sa vision du montage vidéo comme collage-montage burroughsien : “Le cut-up, autre grande invention moderne, ce n’est pas seulement un procédé littéraire, comme on le réduit parfois : c’est une approche qui peut affecter et se traduire dans n’importe quel processus créatif, que ce soit avec du texte, des images ou des sons. Pour Des jeunes gens mödernes, j’ai filmé un maximum des scènes, puis j’ai tenté d’en coller des segments de façon intuitive, sensible, non linéaire.” Aussi, à la modernité dandy d’Adrien (qui en profite pour rappeler la fameuse fusée baudelairienne selon laquelle “ce qu’il y a d’enivrant dans le mauvais goût, c’est le plaisir aristocratique de déplaire”), répondrait celle, explosive et plus américaine, de Jérôme de Missolz.
“Etre moderne, c’est refuser les règles, les projets bien ordonnés, se lancer dans l’aventure sans savoir où l’on va. C’est connaître les règles pour les briser, apprendre à se mettre en jeu”, poursuit le réalisateur, auquel Adrien apporte en un sourire une conclusion lapidaire : “Autrement dit, un certain goût pour le tumulte.” Mais justement, ce pari de la modernité, massacrant les idoles, dogmes, repères, ne finit-il pas nécessairement dans l’autodestruction, dans une mort qui, pour être symbolique, peut aussi ne pas l’être du tout ? On évoque le fantôme de Pacadis. Ou la descente aux enfers d’un Daniel Darc. Silence. Alors, on relance la question à partir de Michaux, de sa “connaissance par les gouffres”.
I saw the best minds of my generation destroyed by madness, starving hysterical naked, dragging themselves through the negro streets at dawn looking for an angry fix… (3)
“Certainement. Il y a dans l’excès, dans les excès en tous genres, quelque chose qui relève de la connaissance. Aux risques et périls de chacun, bien sûr”, renvoie Adrien dans un tournemain, avant d’illustrer son propos : “Les drogues, le sexe, le rock, ses dérèglements et sa mythologie, tout cela peut constituer, ou en tout cas a pu constituer, lorsqu’on y songe, un apprentissage de certaines grandes extrémités de l’existence. Et au fond, probablement, une manière d’appréhender la mort, de l’apprivoiser. Au risque réel d’y succomber. Mais pour certains, hier ou aujourd’hui, c’est davantage une quête intime qu’un loisir, ou une simple récréation.”
Entre-temps, Edwige Belmore, l’égérie punk du Paris de la fin des seventies, nous a rejoints, et salué du regard, attentive au discours de son acolyte. D’un coup, on imagine tout ce qu’ils ont dû voir, à eux deux. De Paris à Tokyo ou New York. Sommets et sous-sols. Pensive, Edwige répond à Adrien : “Peut-être n’est-ce pas tant une question de mort que de résurrection. La mort en elle-même n’a vraiment rien d’enviable, tu ne crois pas ? Alors qu’il arrive que la destruction mène à ressusciter de soi-même. De son passé. Personnellement, j’ai longtemps cru que je m’acheminais vers la mort. Mais je sais désormais qu’une autre vie m’est donnée. Je me suis fait un nouveau tatouage pour marquer cela.” Sur son bras gauche, on peut lire “Wild is the wind”. Le vent est sauvage. La modernité et les jeunes gens, aussi.
Des jeunes gens mödernes de Jérôme de Missolz, avec Yves Adrien, Lio, Edwige Belmore et le collectif Entrisme. France, 2011. Présenté à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes 2011. Sortie le 8 août 2012.
(1) Richard Hell and the Voidoids, Blank Generation, 1977 – “J’appartiens à la génération vide, c’est à prendre ou à laisser à chaque instant.”
(2) Charles Baudelaire “Les Litanies de Satan” in Les Fleurs du mal, 1857.
(3) Allen Ginsberg, Howl, 1956 – “J’ai vu les meilleurs esprits de ma génération détruits par la folie, creuvant de faim hystériques nus, se traînant à travers les rues nègres à l’aube à la recherche d’un shoot de colère.” A écouter, lu par Ginsberg, ici.