L’autre jour, accoudé à la terrasse d’un bistrot où un vieil écran cathodique projetait le dernier clip de Lady Gaga, mon ami Philippe lâcha : « Tu vois, Silvana Mangano, un simple roulement d’épaules lui suffit à être ultra-bandante… alors que Lady Gaga là, elle a beau convulser du vagin toutes les cinq secondes, ça me fait absolument rien… mais rien du tout, vraiment, à part peut-être une vague sensation de nausée ou d’agonie, mais c’est pas comparable. »
En l’occurrence, Philippe faisait allusion à une séquence que nous affectionnons l’un comme l’autre, qui nous rend heureux comme des enfants ivres, du genre de celles qui établissent une complicité muette et immédiate. La scène est tirée du long-métrage Anna d’Alberto Lattuada (1951), où Silvana Mangano incarne une religieuse aux prises avec son trouble passé de danseuse (ici).
D’ailleurs, nous n’avons certainement pas été les seuls à nous délecter sans relâche des roulis aussi sobres qu’évocateurs de Mangano, à laquelle Nanni Moretti rendit un hommage appuyé dans son Journal intime, en 1994, reprenant (ici) l’exacte chorégraphie manganienne chez un vendeur de paninis. Au XXIe siècle, la chanson qu’interprète Mangano, “El negro zumbon” (en réalité chantée par Flo Sandon), se retrouvera samplée par le collectif de DJs The Avalanches pour leur unique tube, le réjouissant “Frontier Psychiatrist“, et fréquemment reprise par le groupe lounge Pink Martini. Bref, nous voilà proches de ce que l’on pourrait appeler une scène-culte.
Lors du tournage de cette séquence, Silvana Mangano a 21 ans, mariée depuis peu (et pour longtemps) à l’un des deux producteurs d’Anna, Dino de Laurentiis – un type qui ne manquera pas de flair : futur producteur de Fellini, Rossellini, John Huston, Visconti ou David Lynch. Ancienne Miss Rome 1946, c’est un éphémère amour de jeunesse, Marcello Mastroianni, qui lui fit faire ses premiers pas au cinéma. Encore un qui a eu le nez creux : dès 1949, Riz Amer de Giuseppe De Santis consacre la belle italienne premier sexe-symbole de l’après-guerre. Or, si l’on pouvait craindre qu’un succès aussi précoce ait tendance à figer Silvana Mangano dans des rôles de jeunette torride à la Bardot, il n’en fut rien. Mangano se révèle même plutôt comme un excellent chianti : d’abord gouleyante, la patine du temps a su la transformer en un très grand cru.
Avec l’âge, ses choix se font en effet plus pointus et exigeants, jusqu’à de superbes rôles de quadragénaire à la sensualité anxieuse, de MILF (« Mom I’d Like to Fuck », ai-je appris récemment) blessée et digne, rappelant combien le désir et la sensualité n’ont pas d’âge. A la fin des années 1960, Pasolini en fait son égérie et la mère incestueuse de son Œdipe-roi. Amaigrie, Mangano joue alors à merveille les beautés fanées et névrotiques, à contre-courant du jeunisme consensuel, et ringardisant paradoxalement les midinettes à la mode. A cet égard, une scène sublime (et je pèse mes mots) tient en cette poignée de minutes, tirées du Théorème de Pasolini, où, entre Silvana Mangano et ce jeune Rimbaud de Terence Stamp, tout se dit en silence de l’incertitude brutale et inattendue du désir, de ce que la sensualité a d’intrinsèquement et sensiblement transgressif. Une scène tellement juste et belle… qu’elle en coupe définitivement le sifflet.
C’est aussi une des scènes que l’on voit projetée dans Cinema Paradiso …