Tour deux France
En 2012, Rachid Djaïdani présentait, avec succès, Rengaine à la Quinzaine des réalisateurs – une sorte de Roméo et Juliette des temps modernes, mettant le doigt sur le racisme intercommunautaire. Un documentaire et quatre ans plus tard, le réalisateur-écrivain-acteur-boxeur revient sur la Croisette offrir sa nouvelle vision de la France contemporaine, à la fois dérangeante et pleine d’espoir.
On rencontre Rachid Djaïdani sur la terrasse d’une villa cachée entre deux boutiques de luxe, avec vue sur mer. « Franchement, on n’est pas bien là ? », dit-il, encore émerveillé de son parcours inattendu : « Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce que la vie nous offre parfois ? » Car au générique de Tour de France, figure Gérard Depardieu, que le réalisateur n’appelle pas autrement que par un affectueux « Tonton ». Un adoubement dont Rachid Djaïdani ne se remet visiblement pas tout à fait, se sentant « porté par une bénédiction ». Même si « on est toujours tout seul quand on crée », il souligne l’importance d’avoir été entouré pour ce deuxième film de fiction. « Là, ce qui est beau, c’est que je suis épargné des aliens et que je n’ai que des alliés. » Oui, parce qu’il parle comme ça Rachid Djaïdani, glissant, de sa voix douce et posée, aphorismes, métaphores et poésie dans le flot de son discours.
« Tonton » flingueur
C’est donc sans pression qu’il assure revenir à la Quinzaine des réalisateurs, grâce à l’intermède consacré à son documentaire Encré, qui l’a occupé pendant trois ans. « C’est comme si la pression de la deuxième œuvre s’était reportée sur ce long-métrage documentaire », explique-t-il. Même le risque de voir son film éclipsé par la présence écrasante de Gérard Depardieu sur la Croisette ne l’effraie pas. « Ah, mais au contraire, parlons de Depardieu, il le mérite mille fois ! », s’exclame Djaïdani, qui rappelle son passé de boxeur : « Si dans ma vie j’avais pu rencontrer Mohamed Ali, ça aurait bouleversé ma boxe. Tonton, c’est l’équivalent. Quand une datte tombe du ciel, ouvre la bouche. [...] Je suis le roi du monde à ses côtés. Je ne cherche pas la lumière, qu’il la prenne. L’œuvre est là. Et le voyage initiatique que j’ai fait à ses côtés, on ne pourra jamais me l’enlever. » « On ne choisit pas Tonton, raconte encore le cinéaste. C’est lui qui décide de te regarder ou pas. On ne dit pas à Mohamed Ali ‘viens, on va mettre les gants ensemble’. C’est lui qui te dit ‘monte sur le ring avec moi, petit’. » Cette rencontre avec Depardieu, « c’est comme si d’un coup la tour Eiffel s’inclinait vers toi et te disait « vas-y, monte ! » Tu ne racontes pas après que c’est toi qui as courbé la tour Eiffel pour qu’elle vienne vers toi, et qu’elle n’a pas rompu. »
Le mélange d’admiration et de tendresse que le réalisateur exprime pour son acteur transperce l’écran. On n’a pas vu, depuis bien longtemps, Gérard Depardieu s’effacer derrière son rôle, et tant exprimer par de simples regards et esquisses de sourire. L’émotion que procure Tour de France, c’est aussi celle de retrouver l’acteur à son sommet, tel qu’il a pu être il y a 30 ou 40 ans. « Quand tu es avec lui sur le plateau, il y a une telle tranquillité, une telle simplicité, relève Rachid Djaïdani. Le séisme, il a lieu dans la salle de montage. On comprend tout, on se dit : ‘C’était pour ça la coupe de cheveux’, ou ‘C’est pour ça qu’il a dit au chef-opérateur de reculer d’un mètre’. Il a une maîtrise du scénario, une maîtrise du jeu. C’est un génie. »
Entre deux mondes
Tour de France, c’est la rencontre entre deux mondes qui pensent s’opposer, celui d’un prolo et d’un rappeur, d’un franchouillard rempli de clichés et d’un Français d’origine maghrébine soucieux de montrer qu’il connaît son Serge Lama aussi bien que tout un chacun. Une rencontre qui a aussi eu lieu entre Gérard Depardieu et Sadek – qui interprète Far’Hook : un « gamin qui désaxe Tonton même sur ses propres peurs, même sur ses propres clichés, lui fait découvrir des textes, du rap, une gentillesse, une souffrance, une blessure. » Avant de tourner la scène de leur rencontre, les deux acteurs ne se sont que brièvement parlé. « Il n’y a pas eu de répétition, de mise au point. Ca a boxé direct entre deux. Et moi, j’étais là pour cadrer ce qu’il y a de plus beau au monde : la rencontre entre deux hommes. Deux hommes que tout oppose, et qui sont amenés à se regarder, se rencontrer, et peut-être même s’aimer. »
C’est là toute l’entreprise de Tour de France : « Montrer le racisme entre deux France », « les faire se télescoper le temps d’une trajectoire commune ». « Ce qui se dit à voix haute dans ce film, c’est ce qui se pense au quotidien dans nos échanges non formulés, nos non-échanges, et dans nos peurs. Ca fait du bien que le gamin puisse envoyer sa rage dans ses textes ou ses dialogues ou ses pensées, et qu’en face de lui, le personnage de Serge parle aussi crûment, avec autant de clichés que, parfois, nos oncles, qui ne sont pas forcément racistes. » Pour Rachid Djaïdani, Serge, qui enquille les blagues décomplexées comme il gloutonne un plateau de fromage, « n’est pas raciste. Il est égaré. Il a perdu sa femme, il a beaucoup de désespoir. Mais il suffit de rallumer la mèche pour que le mec s’illumine à nouveau, te touche la main, te regarde, te protège, se mette en danger pour toi. » Lors d’une scène de contrôle d’identité, Serge vient prendre la défense de Far’Hook à coups de « c’est pas un terroriste, je le connais ». Dans cette scène, « les flics font leur travail – pour de bonnes ou de mauvaises raisons, peu importe. Ce qu’ils demandent au gamin, c’est s’il a du shit sur lui. Comme pour la plupart des contrôles qui se faisaient dans les années 1990-2000. Mais Serge nous ramène à notre contemporanéité. On est passé de ‘dealer’ à ‘terroriste’. » « Il faut arrêter de penser que ce qu’on a insufflé dans la tête des gens est complexe, poursuit Rachid Djaïdani. Il faut dire : ‘regardons-nous, parlons-nous, rencontrons-nous’. Je ne dis pas qu’il faut qu’on fasse tous des enfants ensemble, mais il faut montrer que, à travers nos lucarnes, à travers nos musées, nos films, nos œuvres, on est ensemble. »
Le geste politique
Rengaine se terminait sur un plan de panneaux électoraux, sur fond de drapeau français. Tour de France se conclut par la reprise de phrases de La Marseillaise dans le rap de Far’Hook. « Tour de France, c’est aussi l’histoire d’un gamin qui ne va pas s’afficher sur les murs, qui ne va pas se faire exploser non plus, mais qui va donner, à travers son art, une interprétation d’une Marseillaise, qui est la possibilité d’une union. Les deux plans de fin pourraient s’unir. Ce gamin, il pourrait chanter sur le dernier plan de Rengaine. » « Consciemment ou inconsciemment, l’acte artistique a une racine politique », ajoute le réalisateur. « Far’Hook, autant que Serge, sont des artistes. Mais chacun ignore le talent de l’autre. Ils s’en rendent compte peu à peu. L’acte poétique et politique se crée parce qu’ils se regardent et s’écoutent. »
Tour de France de Rachid Djaïdani, avec Gérard Depardieu, Sadek, Louise Grinberg, Nicolas Marétheu… France, 2016. Sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs 2016.