Depuis Peau d’âne jusqu’au Jour des corneilles, les mères ne tiennent pas toujours le meilleur rôle dans les films pour les jeunes. Tuée par les chasseurs chez Walt Disney, morte ou disparue dans le film d’animation de Jean-Christophe Dessaint, les mères sont tour à tour lointaines et infantiles (Jiburo), totalement ignorées (Le Petit Gruffalo, Jean de la Lune, La Belle et la Bête) ou à jamais trépassées sans que cela ne soit évoqué (Ernest et Célestine). Et nos héros, alors ? Comment composent-ils avec la grande absente ?
Dans Le Jour des corneilles comme dans Bambi, le héros Courge ou le jeune faon sont élevés par leur père. Pour Courge, la leçon de vie ressemble à un cours permanent de survie en milieu très hostile. Elevé par un père blessé, brutal et misanthrope, Courge s’invente un monde des morts réconfortant dans lequel sa mère apparaît avec une tête de biche. Bienveillante, elle tente d’accompagner son fils vers la lumière et vers une réalité plus souriante, très vite incarnée par la jeune Manon. Aucune facilité dans ce film dense et magnifique qui traite de sujets aussi complexes que la mort d’un parent, la maltraitance, la quête d’amour, la solitude et la résilience. Au contraire du père de Courge, les plus petits apprécieront le papa bourru mais très gentil du Petit Gruffalo. Seule figure maternelle de ce dessin animé : la mère écureuil qui campe une narratrice tendre et amusée. Dans ce film, on se moque des parents qui inventent des monstres terribles pour tenir les enfants tranquilles. On y appelle les plus jeunes à transgresser les interdits pour devenir autonomes et à s’éloigner de leurs ascendants en surmontant leurs peurs.
Autre temps, autre forme narrative, autre transgression, autre dépassement de soi : celui osé par la Belle dans le chef-d’œuvre de Jean Cocteau. L’appel du monstre est, ici, une quête initiatrice très connotée qui se vit loin du regard maternel. Le père « livre » sa fille à l’homme et ce faisant, lui ouvre les portes de la liberté qu’elle ne voulait pas s’accorder. Plus tard, La Belle et la Bête inspire le féerique Peau d’âne de Jacques Demy qui joue alors une variation colorée des mêmes thèmes éminemment freudiens. Sur la gamme « duo père-fille », ne pas manquer l’adaptation récente et réussie (malgré quelques longueurs) du Jean de la Lune de Tomi Ungerer. Cette balade nocturne met en scène un père et son adolescente dans une voiture décapotable sous les étoiles exactement. Semblant tout ignorer de la dictature, le père et la fille nous embarquent dans un road movie paisible et ouaté dont la bande musicale n’est pas sans rappeler les films de Wim Wenders. Grâce à son enfant et à Jean de la lune, le père renoue avec l’esprit de l’enfance et la jeune fille rêve éveillée sans que ni la femme ni la Maman ne soient jamais apparues.
Sans Maman, ainsi va la vie de Célestine qui est aussi dépourvue de père. Comme son ami Ernest dont l’extrême solitude n’a d’égale que l’immensité de son insatiable appétit. Cette superbe adaptation des albums de Gabrielle Vincent nous propose de suivre les aventures de cette souris malicieuse et de cet ours maladroit. Ils vont lier leurs destins contre toute attente et défier les lourds préjugés de leurs camps respectifs. Sous les tendres aquarelles d’Ernest et Célestine se cache une dénonciation affirmée du racisme ordinaire, de la compétitivité abêtissante et d’une société de consommation qui piétine les valeurs d’entraide et de solidarité. Le dénouement heureux propose surtout une très émouvante scène d’adoption où nos deux héros réinventent leur histoire commune pour se construire un socle de vie solide et pérenne.
Idem pour notre jeune héros coréen Jiburo qui, au contact de sa grand-mère, va éprouver l’amour. Flanqué d’une mère infantile repartie sans lui, cette tête à claques reste seul chez sa grand-mère avec ses jeux, ses défaillances et son allure de cow-boy mal élevé et pleurnichard. Rat des villes contre rat des champs. Muette et sensible, la vieille femme ne renonce jamais à briser la carapace que cet enfant, en mal de père et de (re)pères, s’est forgée. A force d’amour, elle bouscule Jiburo dans ses certitudes et lui offre l’ancrage qui lui faisait défaut. La scène dans laquelle l’enfant tente d’apprendre à écrire à sa grand-mère est particulièrement émouvante. Alors qu’elle peine à former des lettres lisibles pour échanger avec son petit-fils, ce dernier l’accepte alors telle qu’elle est et apprend à communiquer avec sa grand-mère sur l’essentiel. Ce rapprochement final, sobre et pudique est bouleversant. A l’instar de Jiburo, tous nos héros modifient leur destin au contact de l’autre. Courge modifie son regard sur la vie et son père grâce à Manon, la Belle et la Bête se modifient l’un l’autre, Ernest et Célestine défient ensemble des destins trop vite annoncés… Chacun ayant transformé le vide en désir, l’absence en espoir, le manque en amour.