Ou quand papi rencontre mamie
« Les femmes ont de belles robes, les hommes de beaux costumes et de belles voitures, et les couples de belles maisons et de beaux enfants. Les femmes prennent le temps de plaire. Les hommes aiment séduire et prennent le temps d’écrire des mots doux. Peut-être regrettons-nous parfois cette époque où les femmes et les hommes étaient bien différenciés. Aujourd’hui nous ne savons plus très bien où nous sommes, qui nous sommes, même si nous avons gagné notre liberté. Mad Men surfe sur la nostalgie, le goût pour le vintage. On la regarde comme un vieil album de photos. » L’actrice Christina Hendricks commente le succès de la série dont elle est l’héroïne flamboyante, dans une interview au Figaro Madame de mars 2011. La série prend place dans le milieu publicitaire new-yorkais des années 1960 et suscite une véritable fascination. En fait, elle est déjà culte. « L’esthétique somptueusement vintage et ultra-glam de Mad Men a envahi les podiums et nos dressings », titre la page suivante du magazine, consacrée à une rencontre avec la styliste de la série, Janie Bryant. Oui, c’est indéniable, les années 1960 sont à la mode en 2011. Symptomatique ? Evidemment mon cher Watson. Mais de quoi ?
En dehors de la série Mad Men, de plus en plus de films sortis en salle ces derniers mois reprennent une esthétique « vintage ». Impossible d’y échapper. Potiche de Ozon, Belle Epine de Zlotowski, Somewhere de Coppola et j’en passe. S’agit-il d’une vaine esthétique ou cette passion soudaine pour les années 1960-1970 est-elle le révélateur de notre époque ? Le vintage est bien un syndrome postmoderniste. Autrement dit, comment notre société contemporaine se vit, s’écrit, se dit, se rêve, se montre, se joue et se cherche ? Le cinéma sait.
Le vintage ? Tellement tendance…
Non, nous ne rêvons pas. L’égérie choisie par Lancel est… Brigitte Bardot, née en 1934. Pour vendre des sacs, on la voit toute jeune, marcher dans les champs, en jupe vichy… En ce début de décennie 2010, les années 1960 fascinent notre inconscient collectif et le mot “vintage” s’emploie à toutes les sauces. Même les baguettes se mangent à l’ancienne. Petit guide pratique du vintage, quésaco.
Que faut-il savoir sur ce mot mi branché, mi galvaudé, mi fourre-tout, mi anglais ? Le phénomène ne vient pas du cinéma (bien sûr) mais de la mode qui elle-même le tient de l’œnologie. D’origine anglaise, il qualifie pour les vins et spiritueux, un millésime ancien de référence. L’idée est qu’un bon produit, avec le temps… reste bon. Ses rides sont autant de failles qui nous permettent d’en atteindre l’essence. Par extension, il s’est ensuite appliqué à la mode. Les pionnières seraient Naomie Campbell et Kate Moss (on se souvient que quand on était petites, elles étaient meilleures amies). Les stars suivent et le mouvement se popularise, surtout après 2001. But : trouver des griffes pérennes, plus de vingt ans d’âge, de nouvelles références, nouveaux basiques.
Une culture de la citation
S’habiller vintage suppose un regard initié, une certaine culture. La tenue est le fruit d’un subtil mélange dont le but est de créer son propre style en piochant ça et là. Le vêtement ancien prend toute sa valeur du fait qu’il est associé à d’autres pièces, neuves. S’habiller tout en vieux, c’est juste… ringard/moche tandis que s’habiller tout en neuf n’a aucune saveur. Bien plus qu’un jeu d’apparence, il se caractérise par la notion de référence, de citation et d’agencement et valorise la mode en la prenant en objet d’étude. Ouvrir les placards de sa mamie prend tout son sens. Le vintage traduit l’idée de valeurs sûres, durables, permanentes, imperméables à la mode.
Ce « ça et là » évoqué à l’instant nous renvoie tout simplement à la modification de la structure des goûts culturels. On est passé d’une culture très hiérarchisée, stratifiée – décrite par Bourdieu à la fin des années 1970 dans La Distinction – à une culture de l’éclectisme dominant. Pour le dire autrement, les « dominants » ne sont plus ces « bourgeois » qui imposent les « grandes œuvres » comme seuls indices de la légitimité culturelle, mais plutôt ceux qui investissent l’ensemble des productions culturelles – y compris les séries TV, le rock, etc. – avec un sens de la distance et de la réappropriation qui leur confère une nouvelle position dominante. Ils s’intéressent à tout désormais mais avec une connaissance fine des codes que n’ont pas les catégories plus « populaires ». « L’esprit » vintage ressemble à un patchwork cousu de citations. La mode est érudition. On fait référence à tel défilé, telle année, tel créateur, etc. L’hétérogénéité est son essence.
Toujours ce même retour sur soi, nourri de l’ouverture au monde (concept de narcissisme ouvert)
Tous les goûts ont droit de cité, mais le fait de les afficher en goûts personnels – résultant implicitement d’un choix et donc d’une expertise – les transforment aussitôt en marqueur identitaire. Les goûts culturels font référence à soi par la manière agrégative. Il sera de bon ton, sur Facebook, d’afficher sur son « profil » quelques « pages (likées) » pour annoncer qui nous sommes. Nous agitons nos goûts tels des drapeaux, en privilégiant bien sûr un cumul du sérieux et du moins sérieux. En somme, le vintage dit qui l’on est via une appropriation d’objets qui traduisent la construction d’une projection identitaire.
Terme attrape-tout, il n’en demeure pas moins qu’il dégage quelques tendances : vive le vieux (inspire la confiance), valorisation de ce qui a duré, art de la citation et de la référence culturelle. Bref, le vintage, c’est le goût du souvenir. Ce goût est-il inhérent à chaque génération ou est-il particulièrement poussé chez nous ? Sofia Coppola donne à Somewhere un grain passé en choisissant des couleurs saturées et une bande-son qui alterne entre nostalgie et modernisme. Julien Doré invite Yvette Horner à siffloter de l’accordéon sur son nouvel album Bichon.
Chaque époque rêve-t-elle de retrouver un âge d’or ou notre goût pour le vintage, propre à la génération contemporaine, fonctionne-t-il comme un symptôme sociétal de la modernité avancée ?
Les années 1960 en question ou le fantasme des yéyés
Trouble identitaire de 2011 ? Signe d’un mal d’esthétique ? D’un besoin de cadre et donc d’une aspiration à un retour en arrière pour comprendre là où ça a commencé à déraper parce que l’époque est trop compliquée, donc pénible ? Chaque époque nourrit ses fantasmes, en fait des images. Ce sont eux qui créent le mouvement et poussent les générations les unes derrière les autres. Pourquoi les années 1960 nous fascinent tant en 2011 ? Que représente cette décennie et quels sont les messages que nous en avons retenus ?
Un héritage actif (et non commémoratif)
Tiens, tiens… Les années 1960 ne seraient-elles pas sur le plan philosophique des années de « rupture » ?
Rupture : nom féminin, terme à usage politique cherchant à signifier « changement », souvent associé à un trouble usage de la continuité. Les années 1960, c’est aussi le développement de la télévision (Salut les copains commence en 1961) comme art populaire et du cinéma comme art planétaire. Les années 1960, c’est aussi « l’autonomisation » de la jeunesse comme classe à part entière, le développement d’une culture jeune, la libération progressive de la sexualité, les Trente Glorieuses… Une époque dont les combats ont abouti à ce que nous sommes.
Sur le plan scientifique, la guerre froide pousse les ingénieurs à des prouesses en recherche et développement. Armstrong marche sur la Lune. Sur le plan imaginaire, la technologie assoit son omniprésence. La robotisation se généralise. On craint une destruction planétaire, le nucléaire a déjà laissé son empreinte dans les mémoires des corps japonais. La science menace l’homme dépassé, devenu tout petit devant sa créature. La création artistique traduit cette fascination pour un futur déshumanisé qui fait cohabiter l’homme et le robot dans des intérieurs acides et acidulés. Docteur Folamour sort en 1964. Les récits d’anticipation, les films futuristes, le tout début de la musique techno grâce à l’invention du synthétiseur (le moog) sont le produit de ce fantasme. La musique reflète bien cet enjeu de la liberté d’expression et son défi face à la science. La guerre froide va-t-elle tous nous tuer ? Ce sont les boucles que la musique concrète et notamment Pierre Schaeffer avaient initiées dès les années 1950. Une éthique de la race humaine qui devient voisine de la machine.
Il suffit de prendre le métro (haut lieu de la mise en images fantasmatique de notre époque) pour voir que le look Bardot est à la page. Vieille comme un clou, certes, mais culte. On veut toute la même coiffure. Les filles se font crêper la crinière, blondir les pointes, ébouriffer le sourcil, et les lunettes papillons sont de mise.
Années 1960 feat 2011
Notre époque est-elle hantée par le vide pour donner autant d’importance à l’objet ? Le vintage emplit une fonction imaginaire en donnant à cet objet son aura, touché par la grâce de la durée. Après l’ère dédiée à la consommation, le vintage invite à la récupération, à l’échange, au goût du détail et déplace le centre de gravité de l’acte de possession du point de vue de la quantité à celui de la qualité. Presque une caution de la société de consommation, il marque son apothéose sur les plans raisonnés et affectifs. C’est une tendance qui convoque l’histoire, les histoires et la mémoire en lui donnant une étincelle purement plastique. Le cinéma, en sismographe de notre époque, n’en est que le reflet.
Pour conclure, disons que la question du vintage renvoie à quatre questions sociétales contemporaines. D’une part, elle interroge la notion d’authenticité. Comment réintroduire aujourd’hui de la valeur éthique et axiologique dans un monde marqué par le cynisme du capitalisme avancé ? D’autre part, que sont devenus les dispositifs de confiance dans des mondes où les relations sont médiées ? « On achète ses instruments de musique sur Internet sans savoir a priori ce que ça vaut vraiment, sauf à faire confiance à des signaux informationnels, sites spécialisés, etc. De ce point de vue, le vintage rassure. La preuve, on vend des répliques de guitares Fender des années 1960 avec de fausses traces de rouille et de griffures », pointe Philippe Le Guern (1). Troisièmement, comment renouer avec le sens du collectif – c’est-à-dire de la communauté de désirs, de valeurs, de projets – dans un monde où l’individualisme expressif s’est généralisé, que les réseaux sociaux ne font qu’accentuer en déplaçant la notion d’échange ?
Mais surtout, le vintage réintroduit du récit dans notre monde frappé par l’épuisement des grands mythes historiques liés aux progrès techniques. Via l’objet, le vintage cristallise et déplie du sens et de la narration. « La guitare Fender vintage, c’est l’histoire du rock et le désir (évidemment dérisoire) de renouer avec un âge d’or (supposé) où le rock n’est pas encore un élément du capitalisme avancé », continue Philippe Le Guern. C’est surtout l’absence de grands récits qui conduit à une lecture ironique et parodique des codes, à une relecture des époques passées via un mélange savant mais superficiel des périodes et des genres.
(1) Philippe Le Guern est professeur à l’université d’Avignon où il enseigne la sociologie de la culture et en particulier des musiques actuelles.