Hommes au bord de la crise de nerfs
Le film à sketchs, l’Italie des années 1960 s’en était fait une spécialité dont Dino Risi, Mario Monicelli ou Ettore Scola figurent parmi les plus éminents représentants. Le jeune Argentin Damián Szifron, peu connu en France mais qui signe ici son troisième long-métrage, a choisi d’inscrire ses Nouveaux Sauvages dans cette tradition latine. Une comédie déjantée, outrancière et totalement désinhibée. Une digression en six volets autour de la violence et des pulsions sauvages de l’homme. Un voyage en avion qui dégénère, une cuisinière crasseuse sur les dents, un fou du volant plutôt hargneux, un ingénieur expert en démolition qui pète un plomb, des pourparlers nauséabonds entre gens de bonnes familles et un mariage qui vire à la catastrophe… Six contes à travers lesquels le cinéaste rassemble le meilleur du pire de l’être humain.
L’homme, dans son histoire, qu’elle soit politique, sociale ou religieuse, n’a eu de cesse de bourlinguer le long de la frontière fragile qui sépare la civilisation de la barbarie. L’une n’allant pas sans l’autre. Une histoire semée d’humiliations, d’asservissements, de tortures et de massacres. De sombres pratiques que les progrès du monde moderne ne sont pas parvenus à casser totalement. Les inégalités, les injustices, le harcèlement, la corruption… Autant de plaies que Szifron cautérise à grand coup de caméras dans un grand défouloir jubilatoire. Il l’avoue volontiers, s’il n’avait pu profiter de sa liberté d’expression, Damián Szifron aurait certainement brandi les armes avant de finir entre les quatre murs d’une cellule. Mais voilà, le cinéaste a eu la chance de pouvoir opter pour une délivrance bien plus pacifique et sans doute plus constructive à travers le prisme du cinéma. Des envies de meurtre, on en a tous. Szifron a décidé de passer à l’acte à travers la fiction.
Avec Les Nouveaux Sauvages, le réalisateur se place dans une dimension moins globale que celle de la barbarie à grande échelle mais se concentre sur des déséquilibres plus ordinaires, tout aussi ravageurs, à travers différents parcours d’hommes et de femmes au bord de la crise de nerfs. Une trahison amoureuse, l’opprobre de l’échec, un type qui se traîne en voiture, un guichetier zélé, une tragédie familiale… La barbarie des Nouveaux sauvages est plus insidieuse, plus sournoise parce que totalement niée. La barbarie du quotidien. De celle qui vous fait perdre les pédales. Où le moindre grain enraye toute la mécanique. Szifron situe son film quelque part entre Pedro Almodovar (qui en cosigne d’ailleurs la production) et Quentin Tarantino. Il en a la folie, l’humour abrupt et cinglant. Mais surtout, Damián Szifron révèle un goût certain pour la mise en scène, multipliant les cadres acrobatiques et les travellings ingénieux.
Bien qu’inégal (c’est malheureusement souvent le lot des films à sketchs), Les Nouveaux Sauvages reste un immense déversoir à tous nos appétits de destruction et de vengeance. Et on ne vous le cache pas, sans avoir la force des réquisitoires pamphlétaires des maîtres transalpins, cette extravagance argentine est tout à fait réjouissante.
Les Nouveaux Sauvages de Damián Szifron, avec Ricardo Darin, Oscar Martinez, Leonardo Sbaraglia… Argentine, 2014. Sortie le 14 janvier 2015. En compétition au 67e Festival de Cannes.