Dans la cour de re-création
“Faut absolument que tu voies le film Les Rêves dansants, sur les pas de Pina Bausch !” Très bien. Sauf que quatre mois après la sortie, c’est compliqué. Tremblay-en-France, cinéma Jacques Tati, mardi après-midi, projection pour les scolaires. Va pour cette séance un peu spéciale. Et me voilà au milieu d’une horde de collégiens et lycéens. Casquettes et capuches sur la tête, MP3 à fond, hurlant un hip-hop adéquat. Ils ne savent pas trop pourquoi ils sont là. Pina Bausch ? Connais pas. La danse ? M’intéresse pas. Un vague projet pédagogique autour de la thématique de la transmission. Dans le brouhaha digne d’une cour de récréation, le film commence. Tant pis ! Je me résigne et me dis qu’après tout, l’expérience peut être intéressante. Je me cale dans mon fauteuil, les yeux rivés sur l’écran mais à l’affût des commentaires qui vont fuser, je le sens. Curieux spectacle, miroir troublant. Une quarantaine d’ados de Wuppertal, ville d’élection de Pina Bausch, se dressent sur une scène, devant une caméra, face à nous. Ils sont mal à l’aise, ils semblent être conscients de leur disgrâce. Ah ! L’âge tendre et son cortège d’imperfections ! Ils sont trop grands, trop petits, trop maigres, trop gros. Les bras ballants, le regard fuyant, attendant que le signal musical les autorise enfin à mettre ce corps embarrassant en mouvement. Dans la salle, des rires. Evidemment, on ne peut pas à la fois jouer aux durs et se reconnaître dans ces blondinets qui parlent allemand en plus ! Alors, ils se moquent. Mais la mimesis fonctionne à merveille. Et moi de me régaler de cette malicieuse mise en abîme.
Lieu où l’on se rencontre
“Kontakthof” est le “lieu où l’on se rencontre”, selon la définition de Pina elle-même. C’est le titre de la pièce de théâtre dansé que ces jeunes d’outre-Rhin vont tenter d’interpréter. Ce spectacle, Pina l’avait monté en 1978 avec sa troupe. Puis, elle l’avait repris en 1999 avec des acteurs de plus de 65 ans. En avril 2008, c’est à l’innocence de la jeunesse qu’elle confie ce travail sur la quête de l’amour, de la connaissance de l’autre et de soi. Ces jeunes, ils n’ont jamais dansé, ils ont répondu à une annonce dans leur collège, ils sont venus pour voir. Et les voilà, crevant l’écran, luttant contre leurs propres peurs. On les bouscule, on les provoque, ils sont obligés de se lâcher, de s’exposer, nous jetant à la figure cette question essentielle : ”A quoi ça sert la danse ?” Il y a Kim qui doit courir en éclatant de rire très fort. ”Pff, elle a l’air teubé”, s’exclame-t-on derrière moi. Alors, comme si elle l’avait entendu, Kim, gênée, n’y arrive pas. Elle se sent ridicule et retient son rire. Il y a Joy à qui on demande de se déhancher le long d’une ligne imaginaire tout en se touchant les bras, le buste, les seins. ”Bah, mais c’est dégueu, elle se touche”, laisse-t-on échapper à ma droite. Alors elle hésite, un sentiment de honte l’envahit. Elle n’ose pas exécuter les gestes avec la troublante sensualité qu’on attend d’elle. Puis, garçons et filles, en tenues de soirée, doivent tour à tour se caresser les cheveux, se pincer les joues, le nez. ”C’est trop chelou, pourquoi ils font ça ?”, lâche-t-on juste à côté de moi. Une autre scène dérange, celle où un garçon et une fille assis face à face doivent se déshabiller. Ils ne vont pas oser ! Ecrasés par tant de pudeur. Le regard de l’autre. Eh bien si ! On est bluffés, ils jouent le jeu. Ils ont compris qu’ils jouaient un jeu. Les réactions de la salle sont à la hauteur du défi relevé. Ils vivent avec eux ce lent et difficile effeuillage. Sublime catharsis.
Silence pesant dans la salle lorsqu’à l’écart de la scène, ils se livrent. Il parlent d’eux, de leur famille, de la violence du monde, des préjugés. Certains évoquent avec maladresse et humour leur expérience de l’amour. D’autres, déjà, la guerre, la mort, le deuil. Avec une maturité surprenante. Eclats de rire partagés, regards complices, quand un garçon raconte qu’à une soirée, se retrouvant dans le noir, au lieu d’embrasser sa copine, il embrasse son copain… Cela pourrait leur arriver ! Une chape de plomb s’abat sur la salle, les yeux s’embuent, les gorges se serrent. Joy raconte avec beaucoup de courage et de lucidité la mort de son père dans une explosion de gaz. Cela pourrait leur arriver. Les masques tombent, les êtres se voient, se reconnaissent.
Eh bien, dansez maintenant !
Ultime moment de connivence : Pina Bausch entre dans la salle de répétition. Même trac, même fascination devant cette apparition fulgurante presque fantomatique. Une grande dame à la silhouette étirée, aux longs cheveux gris, au visage émacié. Un air austère, sévère. Tout ceci est balayé par les premiers mots drôles et tendres qu’elle leur lance : ”N’ayez pas peur, je ne mords pas et amusez-vous !” C’est avec beaucoup d’exigence, de passion et de bienveillance qu’elle va accompagner leurs premiers pas. Et alors la magie opère. Sous des regards de plus en plus troublés, ils deviennent des êtres dansants. Quant à moi, je rêve que j’ai 14 ans, la peur au ventre et la rage de vivre. J’ai envie d’aimer, d’avoir mal, d’avoir peur, de rire aux éclats, de me mettre à nu, de crier. De danser. Pour voir. Je regarde les gosses autour de moi se lever de leur siège. “Est-ce qu’ils ont envie eux aussi ?” Soudain, l’un d’entre eux, un garçon, se retourne vers sa prof et lui dit : “Eh M’dame ! On va faire ça nous aussi ?”
Merci pour ce très réaliste commentaire du film de Pina Bausch. J’avoue que je l’ai vu à sa sortie dans une salle très calme et complètement sous le charme de ses danseurs… Un bonheur!
As-tu vu le dernier film de Wim Wenders sur Pina Baush? Pourrais-tu faire un article dessus????