Où l’on parle d’un joyeux révolutionnaire irlandais, de la taille d’une vessie écossaise, de Julian Assange et de la Coupe du monde.
Sur une table poussiéreuse du Hall tout juste rouvert, Jimmy place le gramophone qu’il a rapporté des Etats-Unis. Le disque tourne et grésille dans le silence. Un air de saxophone s’élève. En habits de grosse toile, le public de Leitrim, dans le nord brumeux de l’Irlande, hausse les sourcils. Jimmy fait un pas à droite, un pas à gauche, lance un sourire plein de fossettes sous une masse de boucles noires, puis esquisse une secousse du pelvis qui provoque des rires étouffés. Bientôt tout le monde fait ses premiers pas de shim sham, et l’interroge sur les femmes noires avec lesquelles il a dansé à New York.
1932. Dix ans après la signature du traité anglo-irlandais, le jeune Etat libre d’Irlande, en pleine crise économique, se dote d’un nouveau gouvernement relativement progressiste pour remplacer les conservateurs au pouvoir depuis 1921. James Gralton, un ancien membre de l’IRA et militant communiste anti-traité, qui a émigré aux Etats-Unis après la ratification, saisit l’occasion pour rentrer au pays. De retour à Effernagh, dans le comté gris et rocailleux de Leitrim, il rouvre le Pearse-Connolly Hall, une maison commune qu’il animait au temps de la révolution et qui porte le nom de deux penseurs socialistes irlandais.
Jimmy’s Hall redonne vie à Gralton en retraçant son combat pour la survie du lieu contre l’Eglise et les conservateurs catholiques. Le film se place comme une suite spirituelle de Le vent se lève : dix ans après le traité, l’Irlande est bien devenue le « trou perdu infesté de prêtres » annoncé dans le film de 2006. On retrouve la grisaille, la lutte, la violence. C’est pourtant la chaleur dorée du Hall qui l’emporte, et toute la personnalité simple et libre de cette baraque de fête filmée sans artifices. Moins strictement politique que Le vent se lève, Jimmy’s Hall s’attarde ainsi plutôt sur la libération de l’esprit et le rassemblement par la musique et la danse.
Avec ce Jimmy à la fois engagé et léger, Ken Loach crée un homme riche et nuancé, peut-être plus complet que la plupart de ses personnages principaux. Et ajoute, pour son dernier film de fiction (paraît-il), une touche légère à son œuvre : si la dignité de l’être humain passe par la justice sociale, elle doit aussi beaucoup à la joie de vivre.
Pour situer un personnage qui nous est inconnu en France : qui est Jimmy Gralton ? Un héros national irlandais ?
Paul Laverty (scénariste) : Non, il n’est pas du tout connu en Irlande. Même s’il est le seul Irlandais à s’être fait exiler de son propre pays, très peu de gens en ont entendu parler là-bas. Ce n’est pas étonnant : on a essayé d’effacer son souvenir. Tous les fichiers sur son arrestation et sa déportation ont mystérieusement disparu. La plupart de ceux qui le connaissent sont des locaux, des gens de Leitrim qui ont eu l’histoire par leurs grands-parents.
Pourquoi vouloir faire un film sur lui ?
PL : J’ai entendu parler de James Gralton par un ami comédien, rencontré au Nicaragua pendant la révolution sandiniste des années 1980 [alors que Paul était avocat pour les droits de l’homme, ndlr]. J’ai revu cet ami il y a trois ans. En me documentant alors sur la vie de Gralton, j’ai été frappé par la volonté collective d’ouvrir ce centre comme un espace d’apprentissage et de liberté dans un pays de plus en plus autoritaire, dominé par l’idéologie de l’Eglise catholique qui traitait l’éducation comme son apanage. La conclusion de l’histoire et ses ramifications en faisaient aussi un projet prometteur. Ken a très vite été d’accord avec moi.
Ken Loach : C’est une histoire très riche, qui remet en cause l’idée d’une gauche moribonde et déprimante. Le centre de Jimmy incarne un esprit frondeur, donne un espace où les idées peuvent être mises à l’épreuve.
Comment ce film a–t-il pu voir le jour, techniquement ?
KL : Nous avons reconstruit un véritable centre, proche de son endroit d’origine. C’était le plus facile, pour rendre au mieux l’impact de ce paysage sur les habitants, à cause des marais et de la brume. Et je pense qu’un décor grandeur nature impose une discipline de tournage que le spectateur ressent, les possibilités de plans sont limitées. Même chose pour les acteurs : nous avons tâché de recruter des gens sur place, pour garder l’esprit du lieu. Cela n’a pas été entièrement possible, donc nous avons élargi nos recherches en auditionnant à Londres, mais sans passer par une agence de casting. Barry Ward [qui joue Jimmy, ndlr] a été recruté comme cela ; il nous fallait quelqu’un de rare, ni trop jeune ni trop vieux, qui paraisse chaleureux, généreux, astucieux et solide.
A cause de la disparition des archives, vous aviez peu de documents historiques pour lui redonner vie et reconstituer les faits. Comment réinventer en restant le plus proche possible de la réalité ?
KL : Il y avait quelques archives de journaux, un documentaire de la radio irlandaise, et tout ce que nous ont dit les familles de Leitrim. Insuffisant pour créer un personnage en chair et en os. Il a fallu imaginer. D’abord, c’était certainement un homme de caractère : il en faut pour être un activiste politique, aller d’un combat à un autre en sacrifiant la possibilité d’une vie de famille. Mais il devait aussi avoir une forme de vie privée, que nous avons imaginée à travers son histoire avec Oonagh.
PL : C’était très important d’aller voir Leitrim par nous-mêmes, pour voir cette terre de tourbe et de roseaux où les fermiers étaient si pauvres qu’ils envoyaient leurs enfants faire la récolte de pommes de terre en Ecosse. Les locaux nous ont aussi livré cette belle anecdote : la mère de Jimmy tenait le bibliobus local. Tout cela nous a permis de deviner quelqu’un de riche, très conscient de la fragilité de la vie, mais qui avait aussi appris à être curieux et à poser des questions. Et il avait certainement beaucoup de courage physique. A l’époque, en Irlande, il en fallait pour s’opposer ouvertement à un prêtre.
Ce n’est pas évident pour un public occidental moderne de comprendre combien il a pu être difficile de s’opposer à un prêtre. Comment avez-vous pris cela en compte ?
KL : On espère que le public fera le lien avec ceux qui n’ont pas le droit de s’exprimer maintenant, comme Jim à l’époque. Edward Snowden, par exemple, dont la vie est aujourd’hui menacée. Julian Assange, aussi, qui ne peut pas quitter l’ambassade de l’Equateur à Londres, il est prisonnier. Ce n’est plus l’Eglise, mais il y a toujours une forme de pouvoir orthodoxe qui préfère que certaines informations ne soient pas diffusées.
La différence est que Julian Assange et Edward Snowden ne sont pas des gens particulièrement joyeux, pas en public en tout cas. Jimmy, au contraire, animait le Hall pour en faire un endroit de fête. Il me semble que c’est quelque chose que vous avez mis en avant presque plus que l’aspect politique.
KL : C’est possible… On voulait surtout montrer des scènes de chaque composante du personnage, en gardant l’activisme réel pour la fin. Vous savez, les discussions politiques du début à la fin, ça peut devenir pénible.
PL : Et ce n’est pas contradictoire, en fait. Rapporter un gramophone et donner des cours de jazz à Leitrim permettaient d’éveiller la curiosité. D’attirer vers de nouvelles choses et de nouveaux points de vue. La musique et la danse font partie de ce qui fait un être humain complet.
KL : Oui, le poème de Yeats dans le film, le jazz, tout ça fait partie de la libération de l’esprit, alors que le prêtre voulait des gens enfermés et prêts à obéir aux ordres. Nous avons cherché à donner une vision large de comment devenir ce que l’on peut être.
Pourtant, rien de tout cela n’apparaît dans Le vent se lève…
KL : [Il rit]… C’est déjà un miracle qu’on ait pu montrer tout ce qu’on voulait en moins de trois heures dans ce film !
PL : C’est vrai, on a déjà couvert tellement, la guerre, le traité, la guerre civile…
KL : C’est une règle : un film ne devrait pas être plus long qu’un match de foot. Après ça, même si c’est un bon film, on se balance sur son siège.
PL : Et en Ecosse, on commence à vouloir aller pisser après la pinte du début du film… C’est bien beau de parler de la structure narrative, mais il faut surtout étudier la vessie.
A propos de musique : vous avez mis cette jolie scène dans le film, où le prêtre écoute le disque de jazz que Jimmy a déposé sur le pas de sa porte et ne voit pas de mal à le trouver bon. Il me semble que le vrai Father O’Dowd n’aurait jamais fait cela…
PL : C’est vrai. Les articles de presse de l’époque montrent que tous ces conservateurs étaient basiques et brutaux. Father O’Dowd m’a paru tout à fait stupide. Je ne pouvais pas écrire quelque chose comme ça. Il a fallu leur donner plus d’humanité pour les rendre intéressants, pour rendre Jimmy plus intéressant aussi.
KL : Oui, c’est mieux de créer deux ennemis de poids similaire. Et l’écriture de Paul est très bonne au sens où tout ce que dénonce le père Sheridan du film est vrai : la culture irlandaise a vraiment été mise en danger par les occupants britanniques, pendant longtemps, notamment la destruction de la langue et les discriminations contre les catholiques. Sheridan a tout à fait raison sur ce point. Cela donne une tension intéressante au film.
Le film se termine sur l’image d’une nuée de jeunes qui suivent Jimmy en jurant d’apprendre le shim sham à leurs enfants. Y a-t-il un message dans cette image, celui d’un éternel retour de la révolution ?
KL : Les jeunes sont toujours ceux qui peuvent provoquer le changement… Aujourd’hui, c’est très important qu’ils continuent à croire que la situation dépend d’eux, et qu’ils s’engagent pour changer les choses. Le pire est de rester sur la touche.
Que faut-il changer aujourd’hui ?
KL : Le problème fondamental, c’est la notion de profit… Le système capitaliste laisse les employeurs faire des profits avant de redistribuer. Ce n’est pas juste, c’est pour cela qu’il faut collectiviser les moyens de production.
PL : il y a beaucoup de cynisme. Les gens au pouvoir sont toujours ceux qui ont provoqué la crise. Obama et son administration, par exemple. Obama est un avocat d’affaires à l’origine ; il est comme Blair, il a toujours été pro-business malgré son discours. Il a simplement volé les combats et les slogans des classes modestes aux Etats-Unis. Et prenez Le Loup de Wall Street. Il y a un mensonge dans ce film. Il fait croire que les problèmes du capitalisme viennent d’une petite troupe de gens avides et sous cocaïne. Mais ce n’est pas le cas, le problème vient de gens apparemment normaux, avec des intonations cordiales, qui ont des emplois hauts placés et font froidement marcher le système dans leur sens.
KL : Oui, on ressort du Loup de Wall Street en pensant que le système se porterait mieux si seulement certaines personnes étaient moins folles, cupides et droguées. Ce n’est pas vrai.
Une dernière question pour Ken. Il paraît que Jimmy’s Hall est votre dernier film de fiction… Qu’allez-vous faire maintenant ?
KL : Je ne sais pas. Regarder la Coupe du monde… Il faut savoir se retirer. En termes footballistiques, si on n’arrive plus à bien calculer ses passes et à courir de haut en bas du terrain, il faut partir. On verra.
Jimmy’s Hall de Ken Loach avec Barry Ward, Simone Kirby, Jim Norton… Angleterre, 2013. Sortie le 2 juillet 2014.
Merci pour cette interview éclairante.
Pour une analyse détaillée du film, de sa musique et de ses liens avec l’Histoire irlandaise: http://marlasmovies.blogspot.fr/2014/07/jimmys-hall-la-gigue-irlandaise-de-ken.html