Depuis qu’on a découvert la série photo Dark Lens (ou quand les personnages de Star Wars se posent sur Terre dans des endroits abandonnés), on se passionne pour le travail très cinématographique de Cédric Delsaux. De George Lucas à Marie-Antoinette, l’artiste nous parle de ses projets hors norme et de ses méthodes de travail dignes de celles d’un réalisateur.
Vous avez obtenu une notoriété internationale avec Dark Lens. Comment est né ce projet ?
C’est venu d’une perception que je développe en moi depuis longtemps : à savoir que l’on vit en plein fantastique, dans un monde qui n’a rien à envier à ceux que l’on invente, peuplé de lieux qui deviennent des non-lieux, comme les parkings abandonnés ou les terrains laissés en jachère… Je me suis alors demandé pourquoi ne pas incorporer à ces lieux, des personnages de fiction et pourquoi ne pas les coloniser par du fantastique proprement dit. Voilà qui leur conférerait toute leur force ! Au premier regard, ce sont des lieux anodins, mais ils ont toute la puissance d’un décor hollywoodien…
Et comment avez-vous procédé ?
Autant sur d’autres séances, je suis avec des assistants, autant là, pour Dark Lens, j’étais seul, en balade, avec une caméra. Je prenais en photo les lieux vides dans lesquels j’imaginais des scènes possibles. Puis, il a fallu trouver les bons personnages, des vaisseaux spatiaux et très vite, ce sont des images de Star Wars qui me sont venues en tête. On m’a prêté des figurines et des jouets, suffisamment grands (entre 7 et 30 cm environ) pour qu’il puisse y avoir un niveau de détails suffisant, afin de donner une illusion de réalité. J’ai aussi fait faire un personnage en 3D, le battle droid, le seul personnage non figé qui puisse se mouvoir dans différentes positions et à qui on peut conférer des attitudes proches de celles des êtres humains. Il y avait aussi, pour quelques scènes, des comédiens costumés, pour donner de la souplesse à des costumes, notamment les voiles. Certains vaisseaux viennent d’une série limitée et pour le fameux Faucon Millenium, c’est issu d’un moulage qui a servi à la maquette de la première saga. Ensuite, tout est réincrusté. Il y a eu un gros travail de postproduction – entre un et deux jours de retouche à plusieurs mois, rien que pour un parfait rendu 3D. Le but étant de ne plus savoir si ce sont des personnages en trois dimensions, des figurines ou non.
Etes-vous à la base un fan de Star Wars ?
J’ai baigné dans cette saga depuis tout petit. Et je suis fasciné par tout ce qui a trait aux vaisseaux spatiaux, aux ovnis, etc.. Quand je vois un parking vide, j’ai toujours l’impression qu’un vaisseau vient d’en partir ou va s’y poser. Même si ce n’est pas forcément le genre de films que je regarde aujourd’hui. Si j’avais été un vrai fan de Star Wars, je pense que mes photos auraient été bien différentes. J’ai transformé la saga selon ma propre vision et je pense que c’est ça qui a plu à George Lucas.
George Lucas est très protecteur vis-à-vis de son œuvre. Pensiez-vous qu’il en viendrait à faire la préface de votre ouvrage ?
La toute première image de ce projet date de 2004. Je l’avais envisagée comme une blague avec des amis. Puis, j’ai continué, en faisant une série qui se déroule à Paris et avec ça, j’ai gagné un prix, en 2005. J’ignorais alors totalement que cela aurait un tel impact. Quand mes photos ont commencé à gagner en notoriété, je me suis posé la question des droits. Il me fallait une autorisation officielle, afin de pouvoir vendre mes photos en galerie et j’ai mis plus de deux ans à avoir les droits pour sortir mon livre. J’avais reçu un appel d’un directeur artistique américain pour me dire qu’il adorait mon travail et qu’il voulait m’interviewer pour le fanzine officiel de Star Wars. Et j’ai fini par croiser George Lucas en 2010, lors de la seule convention Star Wars où il est venu. C’est là que j’ai appris qu’il ne connaissait pas du tout mon travail, qu’il le découvrait et qu’il l’adorait ! Il m’a laissé une liberté totale et c’est la seule fois qu’il a préfacé un ouvrage, en dehors des livres de commande. Il m’a même acheté 27 tirages ! C’était miraculeux pour moi. Même si je trouve que Dark Lens, ce n’est pas un travail sur Star Wars proprement dit, mais sur l’univers fantastique.
Quelles ont été les réactions des fans de la saga, qui peuvent se montrer assez sévères quand on y touche ?
Ce fut plutôt positif dans l’ensemble. Même s’il y a toujours des fans intégristes pour qui cela ne rentrait pas du tout dans leur catéchisme habituel. D’autres ont trouvé ça drôle, sans forcément voir la dimension politique ou fantastique des photos. En effet, on ne sait plus si on est dans le film ou dans le réel, surtout que les personnages gardent leur aura cinématographique. Ils sont simplement dans un autre monde que le leur et qui est le nôtre. A contrario, des gens qui n’aiment pas Star Wars m’ont dit que mes photos avaient réussi à les faire s’intéresser à cette saga, car ils y percevaient autre chose.
D’ailleurs, avec votre série 1784, on pense forcément au film Marie-Antoinette de Sofia Coppola…
Certes, il y a du Marie-Antoinette dans ces images, mais aussi du Barry Lindon et toute une imagerie de divers téléfilms. En regardant ces photos, on est comme ces personnages, dont on se demande s’ils jouent ou s’ils sont perdus dans ce lieu qui mélange les époques et symbolise l’aristocratie qui tombe. C’est une uchronie inversée : on imagine un passé quand le livre 1984 imaginait l’avenir. On retrouve ça aussi dans Dark Lens : l’homme a disparu. Je suis fasciné par l’idée de catastrophe et des personnages perdus dans leur propre fiction, dans un rapport distendu avec le réel. Pour moi, Dark Lens fait encore plus réel que 1784 qui pourtant, a nécessité un procédé de photographie plus traditionnel.
Votre travail est très proche de la réalisation…
J’ai un lien fort et particulier avec le cinéma. Mais la photo a le mérite d’être mutique, elliptique et lacunaire. En fait, je me définis comme un réalisateur photographique. Chaque série pour moi est comme un film. Je les envisage comme le ferait un cinéaste. D’ailleurs, je travaille avec toute une équipe, comme un réalisateur : il y a une quinzaine de personnes en assistance, des comédiens, des techniciens, des habilleuses… Mais ce n’est pas encore très accepté dans le monde de la photo. J’ai fait des études de cinéma et j’ai un rapport ambivalent et paradoxal avec la photo. Tout mon travail photo est lié à la fiction. Pour moi, on perçoit le réel à travers une somme de fictions.
Et vous pourriez réaliser ?
Ca me taraude depuis longtemps, mais je préfère ma liberté de photographe. J’ai eu cette ambition, mais je crois qu’elle est presque oubliée. J’ai aussi pris quelques grosses claques au cinéma qui ont apaisé ma soif de réalisation, comme Elephant de Gus Van Sant qui filme le type de cinéma que j’aimerais faire, ou La Ligne rouge de Terrence Malick, ou encore les films de Bergman et de Lynch.
Quels sont vos projets ?
Mon nouveau livre sort en octobre, chez Xavier Barral. Il s’appelle Zone de repli. J’ai choisi le territoire du Pays de Gex et je suis parti du fait divers de Jean-Claude Romand, celui qui a inspiré L’Adversaire. Cet homme avait bâti sa propre fiction qu’il a fini par préférer à sa vie de famille. J’ai donc photographié ses zones de repli à lui, pendant trois ans, comme une errance photographique, avec le rapport étrange entre la fiction et la réalité, qui devient peu à peu une zone de cauchemar…
» Plus d’informations sur le site de Cédric Delsaux
C’est excellent !