“Le cinéma arrête le texte, frappe de mort sa descendance : l’imaginaire. Bon ou mauvais, sublime ou exécrable, le film représente cet arrêt définitif. La fixation de la représentation une fois pour toutes et pour toujours”, disait Marguerite Duras de l’adaptation littéraire.
Le livre. Celui de Paolo Giordano qui décrit, avec une précision chirurgicale, des corps en souffrance et des âmes en déroute. Des monologues intérieurs, une immersion troublante dans ces vies d’enfants brisés, d’adolescents isolés, d’adultes abîmés. Et une émotion brutale, tenace. Alice et Mattia, deux êtres marqués par un événement tragique survenu dans leur enfance. Durant quinze ans, ils se rencontrent, se reconnaissent, se frôlent, sans jamais vraiment combler la distance qui les sépare. Tels des nombres premiers, serrés l’un contre l’autre mais condamnés à rester seuls.
Le film. Celui de Saverio Costanzo qui reconnaît la difficulté de sa tâche : “Détruire et recréer une autre histoire pour amener le spectateur à se perdre, à ressentir le dépaysement nécessaire au cinéma, d’autant plus que l’histoire était connue.” Alors, une narration éclatée. Quatre morceaux de verre brisé, quatre époques entremêlées : 1984, 1991, 1998 et 2007. Au spectateur de les recoller peu à peu. Une bonne idée qui permet de préserver le mystère sur ce qui est arrivé de terrible à chacun des enfants. La tension monte, accompagnée des grincements de violon, façon film d’horreur. Jusqu’à la révélation. On est proche du sublime quant au choix des interprètes adultes. Alba Rohrwacher (que l’on retrouve avec plaisir après son rôle magnifique dans Ce que je veux de plus), parfaite en jeune femme rompue, le regard lointain et le corps disloqué. Le visage insolite de Luca Marinelli, pétri de culpabilité et enfermé dans son mutisme. Tous deux bouleversants, lorsqu’ils se retrouvent après sept ans d’éloignement. Leurs corps ne sont plus que le reflet des blessures enfantines. Le coeur se serre. Retrouvailles enivrantes et désenchantées sur le rythme joyeux et mélancolique de “Bette Davis Eyes”.
Alors, des regrets. Pourquoi avoir négligé ce duo d’acteurs au profit de leurs doubles enfants et adolescents ? Costanzo s’attarde trop longuement sur ces deux périodes et se borne à peindre un monde juvénile aux ados édulcorés, polis. Telle Viola, bimbo star du lycée vénérée par Alice, un peu fade, guère plus sadique que Blair Waldorf et ses pestes de copines dans Gossip Girl. Les enfants sont cruels… et en conflit avec leurs parents. A l’image de cette discussion animée entre Alice et son père au sujet d’un tatouage. On ne ressent pas suffisamment la violence des sentiments ni la souffrance. Giordano, quant à lui, s’aventure bien au-delà de la crise d’ado et nous confie les turpitudes de deux jeunes adultes aux blessures profondes, qui se débattent dans leur vie, en vain.
Pourquoi certaines scènes du livre à la dimension cinématographique tellement évidente sont-elles escamotées ? Costanzo, mauvais prestidigitateur… Pourquoi fait-il disparaître en un tour de main l’émotion et la puissance dramatique d’une scène finale vidée de tout son sens ? Alors qu’on fermait le livre troublé, on sort de la salle ahuri.
La Solitude des nombres premiers, de Saverio Costanzo. Italie, 2011. En salle le 4 mai 2011.