Le grand public a pu le découvrir chez Luc Besson ou Patrice Leconte. Mais ce sont ses rôles difficiles, dans des productions indépendantes et exigeantes tournées avec parcimonie, qui ont construit la carrière discrète et atypique de Nicolas Giraud. Déjà nommé deux fois aux César, il prête son physique caméléon à des personnages tantôt lunaires, tantôt romantiques, sombres ou décalés. En cela Anton Tchekhov – 1890 de René Féret avec qui il tourne pour la troisième fois, se révèle à son image : un feu sacré sous le calme apparent.
Anton Tchekhov – 1890 est un film délicat, minutieux, presque hors du temps. Comment travaille René Féret pour arriver à un tel résultat ?
René Féret est un artiste atypique. Il écrit, réalise, produit, distribue et s’est ainsi offert son indépendance dans le milieu du cinéma. C’est un auteur assez fulgurant, mais pour la mise en scène, il veut arriver sur le plateau sans savoir ce qui va advenir, pour partir de ce qu’il appelle le « point de nullité ». Il ne veut pas que les acteurs arrivent avec une sorte de musique dans la tête. Pour ce film, il était très inspiré, car Tchekhov incarne pour lui une exemplarité humaine et artistique, ce qui résonne dans sa manière personnelle de travailler. Il y a chez Tchekhov et chez Féret une intensité de l’existence mêlée à la création. Lors de notre premier tournage, Comme une étoile dans la nuit, il y avait parfois une tension presque brutale entre nous. Pour ce film, nous avons voulu que les choses soient différentes, dans la délicatesse. René Féret a ainsi insufflé toute sa sensibilité à son travail. Il était gracieux sur le tournage et nous nous sommes tous mis au diapason. C’est ça que j’aime dans mes rapports avec lui : nous nous faisons confiance mutuellement, nous nous écoutons, restons à nos places et finissons par nous rejoindre. Et ce lexique commun a fini par rejoindre également celui de Tchekhov…
Féret travaille régulièrement avec les mêmes artistes, notamment sa propre famille. Anton Tchekhov – 1890 est votre troisième collaboration ensemble, avez-vous l’impression de faire partie de sa famille artistique désormais ?
Bien sûr. Je fais partie de sa famille, de son cercle intime et je considère ma place, à un endroit particulier que je chéris. Je ne veux pas être et ne serai pas de tous ses films. La fidélité s’exprime différemment. Il faut un terreau propice pour que je puisse répondre à ce qu’il me propose et m’apporte. Mais je suis séduit par son intelligence et sa finesse. C’est vraiment un artiste précieux.
Comment vous êtes-vous préparé pour incarner Tchekhov ?
Je travaille toujours énormément en amont de chaque tournage. Ici je rencontre le Tchekhov de René Féret, sa vision de cet homme. Pour me préparer, il m’était évident et nécessaire de découvrir l’œuvre de Tchekhov. Mon inculture m’a protégé d’une fascination pour lui qui aurait pu me paralyser. Je l’ai donc “rencontré” avec une distance sur presque tout. Je me suis tout d’abord concentré sur la source de l’individu : ses failles, ses atouts, comment il a été élevé et éduqué. Ca m’a donné des indications sur comment l’incarner. Ensuite, j’ai voulu savoir comment il était perçu par ses amis, notamment à travers ses correspondances. Je me suis renseigné sur son voyage à Sakhaline. En fait, il me fallait rattraper mon retard, mais sans prendre de l’avance. Le secret, je crois, est d’”être à l’heure” d’un personnage, d’un rôle. Ce n’est qu’à ce moment précis que l’échange est possible. Ce rôle d’Anton Tchekhov a occupé ma vie pendant six mois et il continue d’infuser en moi.
Qu’avez-vous découvert sur lui ?
Son incroyable humilité. C’est impensable ! Il faut du courage pour embrasser une telle humilité. Mais cela m’allait, car je suis un acteur du micron, sans doute une résonnance de mon passé de prothésiste dentaire. Je suis dans le frémissement et j’ai aimé la finesse de ce travail. Un acteur a besoin en général de se déployer, mais ici, il fallait tout faire en menu, j’étais un filtre. Je répondais au désir de René Féret, tout en gardant cet espace de création qu’il a bien voulu me laisser. Ce que je retiens de Tchekhov aussi, c’est son humanisme, son courage absolu. J’ai embrassé sa douceur, moi qui suis d’une énergie moins silencieuse. Il était toujours présent pour les autres et moins pour lui-même. C’était une âme éclairée et c’est très rare. J’ai rencontré ça sur le tournage de Loin des hommes de David Oelhoffen avec Reda Kateb et Viggo Mortensen. Et je dois dire que Viggo m’a inspiré. Il est dans cette même humilité, cette même discrétion. Je l’ai remercié pour ça. Je lui ai dit d’ailleurs que pour moi, il était une vraie star, car il éclairait les autres et non lui-même. Et Tchekhov, c’était ça.
On a d’ailleurs l’impression que c’est ce vers quoi vous tendez également…
J’ai une conscience aigüe de l’environnement dans lequel je vis. Je ne gommerai jamais ma personnalité : je veux du risque, que ça grince, que ça me nourrisse. Tout ça a un coût, mais ma vie sert à ça. J’ai quitté le fantasme où seul le talent suffisait. Ce n’est pas le cas. Le temps est mon allié, j’aime le voir glisser sur moi et sur les gens, je n’ai pas peur des rides, au contraire. Je suis sans cesse stupéfait de découvrir mes reliefs. Être artiste, c’est chérir l’enfant qui est en soi, tout en devenant un homme. C’est ce en quoi je crois, ce dont je veux parler. C’est le message que je souhaite faire passer… C’est important de prendre de la distance, pour regarder. Et je suis heureux de découvrir la réalité des choses à travers cette distance.
Il y a-t-il eu une œuvre de Tchekhov que vous avez découverte et qui vous a plu tout particulièrement ?
Je retiens surtout deux nouvelles : Goussiov et Dans la combe. Mais je n’ai pas tout lu. Seulement les œuvres qu’il a écrites pendant la période de sa vie que l’on montre dans le film. Mais j’ai aimé les émotions brutes qui éclosent du rythme d’ennui qu’il impose. C’est pour moi un auteur magmatique. J’aime la manière dont il observe l’individu, il arrive à rendre visibles les cellules sous les veines.
En 2009, vous avez réalisé votre premier court-métrage, Faiblesses, qui avait fait sensation. Où en êtes-vous de la réalisation ?
Je suis en train de préparer mon premier long-métrage. Ça m’a pris quatre ans. Je ne sais pas faire plusieurs choses en même temps. Mais une carrière d’acteur, c’est aussi ça : savoir exister en dehors des plateaux, vivre dans cette solitude entre deux tournages où on en profite pour emmagasiner de nouveaux matériaux. C’est Julien Féret, le fils de René, qui va produire mon film. On est dans la période du financement et on le tournera à la fin de l’été si tout va bien. Cela parle de la rencontre entre une femme qui croit qu’elle ne peut plus aimer et d’un homme qui aime pour la première fois. A première vue, cela ne semble pas moderne. Je suis d’ailleurs effrayé de voir à quel point les gens courent après la modernité. Je ne fais pas dans le spectaculaire, je préfère montrer ce qu’il y a sous la chair, c’est ce qui m’anime. Tout sera dans la nervosité de la caméra. Tourner pour tourner ne m’a jamais intéressé, je suis loin du petit commerce de ce métier, mais réaliser ce film, c’était une vraie nécessité pour moi.
Anton Tchekhov – 1890 de René Féret, avec Nicolas Giraud, Lolita Chammah, Robinson Stévenin… France, 2015. Sortie le 18 mars 2015.