Rien sans ma mère
De la dictature domestique d’une mère possessive à la tyrannie politique d’un dirigeant nord-coréen, il n’y avait qu’un pas que l’Ibère séditieux Eduardo Casanova franchit avec une réjouissante extravagance dans La Pietà : une fable trash et libertaire sur l’obsession du pouvoir et la soumission.
Mère toxique, intrusive et castratrice, l’oppressive Libertad – fantastique Ángela Molina (Cet obscur objet du désir, En chair et en os, Étreintes brisées) ! – préserve son fils Mateo – flegmatique Manel Llunell – du monde extérieur en le gardant maternellement enfermé dans un cocon à l’apparente douceur guimauve. En réalité, une prison rose bonbon qui, lorsque tombe la nouvelle du cancer de Mateo, devient la scène de théâtre suffocante et tragique d’une relation mère-fils aussi destructrice que consentie. Entre complexe d’Œdipe et syndrome de Stockholm…
En 2017, au fil d’un premier long-métrage déjà totalement disjoncté (Pieles), Eduardo Casanova nous plongeait dans un monde surréaliste peuplé de personnages difformes, comédie noire sans concession sur le complexe et l’acceptation de soi. « Une riposte punk, rebelle et violente à la construction sociale et à toute la pression à laquelle la société est confrontée », avait alors expliqué le jeune réalisateur espagnol. Avec La Pietà, le cinéaste s’entête, nous entraînant à nouveau dans un univers imaginaire où le rose, omniprésent, n’est que l’emballage sucré d’une sombre allégorie acide et violente autour des thèmes de la soumission, du pouvoir et du contrôle absolu. Comme « un coup de sabre dans une jolie pièce montée », Eduardo Casanova tranche dans le vif des faux-semblants d’une société moderne autoritaire où la « liberté » (« libertad »), incarnée par une figure maternelle au comportement despotique, devient symbole de souffrance et de mort : une Pietà, selon le thème artistique de l’iconographie picturale chrétienne. Mais Eduardo Casanova va plus loin, très loin en associant cette figure maternelle à celle, paternaliste et totalitaire, de Kim Jong-il (oui, oui !). Parallèle pour le moins piquant entre d’un côté cette relation mère-fils maladivement délétère et de l’autre, l’emprise du dictateur nord-coréen sur son peuple. Entre deux mondes où la liberté fait peur. Car c’est bien la question que pose le cinéaste. En nous intimant à tout définir et contrôler – nos vies, nos enfants, nos carrières, notre sexualité… –, nos sociétés libres ne brouillent-elles pas notre perception de la réalité ? Nos choix nous appartiennent-ils vraiment ou sont-ils les réponses attendues par une dictature invisible aux préceptes moraux prédéfinis ?
Toujours est-il que sa liberté, Eduardo Casanova s’en empare ici avec une énergie folle et jubilatoire, la laissant exploser à l’écran dans un film de genreS où s’entremêlent horreur et mélo, absurde et comédie potache. Où les décors et les costumes aux teintes pastel immaculées contrastent avec la noirceur du malheur et de la souffrance qui frappe cette mère et son grand garçon. Des confessions du réalisateur lui-même, Todd Solondz, Gaspar Noé, David Cronenberg ou encore Douglas Sirk comptent parmi ses influences. Mais on pense surtout ici à l’enfant de la Movida, el maestro Pedro Almodovar, ainsi qu’à John Waters auquel le réalisateur espagnol est souvent associé. Les deux trublions sont d’ailleurs très amis. De quoi faire de La Pietà une sorte de Tout sur ma mère à la sauce Pink Flamingos. Si le film divisera certainement, il nous a en tout cas totalement embarqués, cette Pietà portant en elle une vision qui mérite que l’on y réfléchisse…
La Piedad (Pietà), d’Eduardo Casanova avec Ángela Molina, Manel Llunell, Ana Polvorosa… Espagnol, Argentine, 2022.