Journaliste depuis quarante ans pour Positif, réalisateur et historien du cinéma, Michael Henry Wilson figure parmi les rares personnes à pouvoir se targuer de connaître personnellement Martin Scorsese et Clint Eastwood, deux monstres sacrés du cinéma américain. Il leur a notamment consacré deux documentaires : A la recherche de Kundun (1998) retrace la rencontre entre Martin Scorsese et le peuple tibétain, tandis que Clint Eastwood, le franc-tireur, convie le cinéaste à revisiter son œuvre à partir de son diptyque sur la bataille d’Iwo Jima. En tant que spécialiste du cinéma américain, lui confier la rédaction d’un ouvrage consacré à un chef-d’œuvre méconnu du film de guerre tombait sous le sens. Dans Le Ciel ou la boue, Michael Henry Wilson revient sur la genèse de The Story of G.I. Joe et la vie de son metteur en scène, William Wellman : de son engagement dans l’aviation en 1916 à sa rencontre avec Ernie Pyle, le correspondant de guerre qui a inspiré The Story of G.I. Joe, en passant par son atterrissage culotté sur la propriété de Douglas Fairbanks et le lien entre son propre film et celui de John Huston, La Bataille de San Pietro, Le Ciel ou la boue constitue un témoignage précieux et sans fard – autant que le film qu’il accompagne – d’une période noire de l’histoire. Petit avant-goût en compagnie de Michael Henry Wilson, auteur passionné et passionnant.
Comment avez-vous découvert l’œuvre de William Wellman ?
Je n’ai pas découvert Wellman par The Story of G.I. Joe, qui était invisible en France, mais aux Etats-Unis, et même là-bas, c’était un film difficile à visionner pour des questions de droits. Il fallait se contenter de le voir sur des VHS souvent de qualité médiocre ! Mais même sur VHS – j’ai dû voir le film dans les années 1980 -, The Story of G.I. Joe m’est tout de suite apparu comme le plus beau film sur la Seconde Guerre mondiale à avoir été produit pendant la guerre. Je n’en connais pas d’autres qui aient eu cette authenticité, presque cette « pureté bressonienne », dans un contexte où les films qui se faisaient sur le conflit étaient des films de propagande qui obéissaient à un agenda : ils devaient faire passer un message qui répondait à « pourquoi nous combattons », pour citer la série de Frank Capra. Or, dans le film de Wellman, il n’y a aucun message pour nous expliquer pourquoi ces soldats se battent, pas de beau discours sur la démocratie, sur l’Amérique libératrice de l’Europe, etc. C’est un film au ras de terre, au niveau des fourmis humaines que sont les biffins, ces hommes d’infanterie. Et quand j’ai vu The Story of G.I. Joe pour la première fois, je me suis souvenu que Samuel Fuller disait qu’il s’agissait du seul film honnête que l’Amérique ait produit sur la deuxième guerre. Je suis entièrement d’accord.
Avec La Bataille de San Pietro, de John Huston ?
Effectivement, avec La Bataille de San Pietro, qui se trouve en bonus du DVD de G.I. Joe. Il s’agit d’un film documentaire tourné sur place avant et pendant la bataille de San Pietro, une des batailles les plus sanglantes de la campagne d’Italie, dont on voit d’ailleurs des épisodes dans le film de William Wellman. C’est un film pour lequel John Huston a pris des risques considérables ; y figurent des plans uniques où on le voit chargé de sa caméra, formant une cible idéale pour les snipers allemands, courant au milieu des pierrailles de ces montagnes italiennes et se faisant canarder, puis on voit un soldat juste à côté de lui s’effondrer, mort. Par miracle, Huston a échappé à la rafale. C’est très impressionnant. Ce film a fourni à celui de Wellman des stock-shots de la bataille de San Pietro, mais surtout, les soldats filmés dans La Bataille de San Pietro ont obtenu une permission après la prise de Rome pour aller en Californie participer au tournage de The Story of G.I. Joe. Ils y ont fait de la figuration, et William Wellman s’est beaucoup attaché à eux, il est devenu une sorte de figure paternelle. Après le tournage, tous les soldats ont été envoyés dans le Pacifique et presque tous ont péri… Tout comme Ernie Pyle, tué par un sniper pendant la bataille d’Okinawa.
Quand on connaît ce contexte, l’émotion est encore plus saisissante. Wellman disait d’ailleurs qu’il s’agissait du seul film qu’il ne pouvait pas revoir, parce que tous ces collaborateurs, ces amis, avaient disparu quelques mois après le tournage.
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Vous connaissiez déjà les carnets d’Ernie Pyle ?
Avant de faire cet ouvrage, non. Je connaissais Ernie Pyle de réputation, mais ce n’est que lorsque Wild Side m’a demandé d’écrire le livre Le Ciel ou la boue que j’ai exploré le personnage. J’ai donc lu ses carnets : il y a en fait deux principaux ouvrages de chroniques, que Wellman a synthétisés. Et on comprend en les lisant qu’Ernie Pyle ait eu un tel impact. Il y a une humanité, un refus de la glorification, du patriotisme, du côté revanchard… Ernie Pyle s’intéresse aux individus, car les biffins sont ceux qui souffrent le plus pendant la guerre. Il éprouve de la tendresse pour ces soldats moitié plus jeunes que lui, en meilleure condition physique, qu’il accompagne dans des conditions très difficiles. C’est cet amour pour ces hommes qui a convaincu Wellman de faire le film.
Ce n’était pas une évidence que William Wellman réalise The Story of G.I. Joe…
Au départ, Wellman est un aviateur. Il a commencé sa carrière dans la Lafayette Escadrille : c’était l’escadrille de volontaires américains venant au secours de la France en 1916, avant même l’entrée en guerre de l’Amérique. Jeune, Wellman était une graine de voyou, viré de son collège ; s’engager dans l’armée restait une des seules options pour lui. Il a ensuite transcrit son expérience de la Première Guerre dans plusieurs films, notamment dans Les Ailes [Wings, 1927, ndlr], récompensé par le premier Oscar de l’histoire. Nombre des films qu’il a réalisés ensuite dans les années 1930 sont consacrés à l’aviation. Quand il a été approché en 1943 pour faire The Story of G.I. Joe, il a d’abord refusé en expliquant qu’en tant que pilote, il détestait l’infanterie, parce qu’elle même détestait l’aviation, traitant les pilotes de fainéants, de play-boys, d’esthètes qui se la coulaient douce… Il restait amer sur le conflit entre les biffins et les pilotes pendant 14-18, et ne se voyait pas faire un film sur l’infanterie. Sur ce, Ernie Pyle l’appelle en personne et lui demande de venir parler avec lui du film à Albuquerque. Wellman y va, passe 48 heures avec le correspondant de guerre et est conquis par son humanité… Il accepte de réaliser le film, et à partir de ce moment-là il est d’un enthousiasme indéfectible. Le tournage s’est passé pour l’essentiel à Los Angeles, derrière les studios RKO, dans un champ qui a parfaitement permis de reconstituer l’Italie. L’équipe a très peu quitté Los Angeles. C’est un miroir intéressant par rapport à La Bataille de San Pietro, qui lui, a été tourné sur place. Emotionnellement, les deux films se complètent parfaitement, on voit bien comment la réalité et la fiction peuvent se refléter.
La Bataille de San Pietro et The Story of G.I. Joe ont influencé le film de guerre ?
Ces deux films ont été réalisés dans des circonstances particulières. Par ailleurs, le film de propagande a toujours eu de beaux jours devant lui. Il y aura toujours des films qui tendent à présenter la réalité sous le jour le plus favorable pour les forces armées américaines. Ce qu’on ne trouve pas beaucoup, c’est le minimalisme d’un Wellman, qui présente une réalité absolument sans fard, où même l’idée de solidarité entre soldats n’est que tout juste perceptible. Fondamentalement, ce que dit le film, c’est que chacun meurt seul dans son coin… Tout au plus pouvez-vous espérer que vos compagnons diront « Thank you, pal ! » (« Merci, mon pote ! ») sur votre cadavre avant de repartir. Car c’est ça chez Wellman, le sacrifice se perpétue, une jeunesse après l’autre.
Les dernières images du film montrent le cadavre du lieutenant Walker [joué par Robert Mitchum, ndlr], étendu au milieu d’un chemin. Des soldats s’approchent pour dire quelques mots avant de repartir vers Rome, l’étape suivante dans la guerre. Et sur les collines, il y a des forêts de croix blanches de tous ceux qui ont déjà été sacrifiés, et on sait que ceux qui partent vont être sacrifiés à leur tour. Cette image finale, c’est du pur Wellman. Si vous regardez ses autres films de guerre, c’est classique : Bastogne raconte l’histoire de types qui viennent d’en baver de manière apocalyptique ; les quelques survivants rentrent au campement et rencontrent… les nouvelles recrues qui partent à leur tour dans cet enfer. Ce ne sont pas des films qui inspirent l’euphorie, ce ne sont pas les « feel good movies » qui se font en ce moment aux Etats-Unis et dont Spielberg est le grand maître. Ce sont des films dont on sort estomaqué, il n’y a rien d’héroïque, rien d’euphorisant dans cette guerre-là. L’une des plus belles scènes de The Story of G.I. Joe, c’est celle où le lieutenant Walker explique la difficulté qu’il a, quand il rentre d’opération le soir, d’écrire les lettres aux parents de ceux qui ont péri. C’est d’ailleurs cette scène-là qui a valu à Robert Mitchum d’être choisi pour le rôle. Au casting, Wellman a demandé à Robert Mitchum de lire cette scène – le plus grand dialogue du film -, et à la fin, silence de mort : Mitchum se retourne, toute l’équipe est en larmes. Il avait trouvé le ton exact… Par la suite, par coquetterie, Mitchum plaisantait : « Ils ont été surpris que j’aie retenu tout le texte par cœur, c’est pour ça que j’ai eu le rôle. » Emotionnellement, c’est une scène clé, car hormis à ce moment-là, tout le film refuse l’émotion évidente comme il refuse l’action évidente. Presque tout se passe hors champ, et l’émotion frappe indirectement. Wellman est le spécialiste de ce genre de chose.
Comment un tel film a-t-il pu échapper à la censure ?
Le producteur avait insisté auprès du ministère de la Guerre américain pour qu’il soutienne un film sur l’infanterie, prétextant que la plupart des films étaient soit sur l’aviation, soit sur la Navy. Le film a donc été encouragé parce que l’armée a considéré qu’il était temps de parler des fantassins. Je ne sais pas comment l’armée a réagi au film terminé, mais G.I. Joe a été endossé par Eisenhower, qui a dit qu’il s’agissait du plus beau film qu’il ait vu sur la guerre. Même s’il y a eu des réserves dans l’armée, personne n’aurait osé contredire Eisenhower… Quoi qu’il en soit, le film a été bien reçu, il a été ressenti comme un film différent. Le grand poète américain James Agee, qui était aussi le scénariste de La Nuit du chasseur et de African Queen, le classait comme le plus important de l’année 1945.
A l’époque, le parallèle entre La Bataille de San Pietro et The Story of G.I. Joe avait été fait ?
Je crois que le seul qui l’ait fait, c’était justement James Agee, dont les articles, relativement confidentiels, s’adressaient à une minorité d’intellectuels. Il avait fait le rapprochement entre les deux. Huston avait été contacté en premier pour tourner The Story of G.I. Joe, mais il était trop occupé par le montage de La Bataille de San Pietro. Il a donc simplement donné des idées pour le scénario. Il y avait 25 scénaristes sur G.I. Joe, c’est ahurissant. Quand je me suis plongé dans les archives, j’ai essayé de reconstituer l’évolution du script. On s’est aperçu qu’il évoluait en fonction de l’histoire : s’il y avait une victoire à Bir Hakeim, à Tobrouk, le script évoluait d’une manière. Si ensuite il y avait une victoire en Sicile, il évoluait encore, et ainsi de suite jusqu’au débarquement en France. Le film s’arrête lorsque les soldats vont à Rome, mais il existe des versions du script qui vont jusqu’à la libération de Paris en août 1944. Les scénaristes étaient sans cesse rattrapés par l’histoire, parce que la progression géographique de cette patrouille continuait en remontant le continent.
Ernie Pyle est mort avant de voir le film. L’aurait-il trouvé fidèle à ses écrits ?
Le film est tout à fait fidèle à l’esprit. Pyle avait dû se battre avec le producteur et certains scénaristes qui avaient essayé de glorifier son personnage, le producteur ayant parlé de le faire jouer par Fred Astaire ou James Cagney. Pyle ne se considérait pas comme une vedette et ne voulait pas être incarné par une star. Et finalement le producteur a entendu raison. Pyle voulait quelqu’un qui ne soit pas glamour, quelqu’un qu’on ne reconnaisse pas immédiatement. Il fallait que l’acteur puisse se fondre dans la patrouille, où personne, pas même Robert Mitchum, n’a de rôle dominant. Quand il a rencontré Burgess Meredith, qui servait lui-même sous les drapeaux, il savait qu’il avait trouvé le bon comédien.
Quelle est l’influence de William Wellman sur le diptyque de Clint Eastwood Mémoires de nos pères / Lettres d’Iwo Jima ?
Je ne pense pas que Clint Eastwood ait directement pensé à William Wellman en tournant ces films, mais Eastwood a joué un petit rôle dans Lafayette Escadrille, le dernier film de Wellman. Ils s’étaient très bien entendus, Wellman était un peu son mentor et l’encourageait à poursuivre sa carrière dans le cinéma, y compris de réalisateur. Tout cela a joué ; ce n’est peut-être pas un hasard si Clint va pour une fois tourner un remake, celui d’Une étoile est née, film de William Wellman de 1936. Est-ce un retour à Wellman, je ne sais pas… Mais il y a un film de Wellman qui est pour lui un film clé, L’Etrange Incident, et à chaque fois que je m’entretiens avec Clint, il est très rare qu’on ne parle pas de ce film !
Mais je crois qu’effectivement, dans Mémoires de nos pères, le lien avec Wellman m’a frappé dans les scènes qui concernent l’Indien, Ira Hayes, le personnage le plus fragile, démuni, dépossédé, peut-être même le plus humilié des trois. Notamment la scène où, après avoir été un héros, on le retrouve dans un champ, en train de travailler sous un soleil brûlant comme un ouvrier ordinaire et qu’un couple de touristes s’arrête pour prendre une photo avec lui : il sort de sa poche un mini-drapeau, grand comme un mouchoir. Ce crève-cœur-là, cette dérision-là, pour moi elle est très wellmanienne. C’est une façon de dégonfler complètement toute la mythologie qui a été créée par les institutions, l’armée, les médias, etc. C’est le retour à la réalité la plus dure, la plus rugueuse, la terre, et c’est ça qu’accomplit Ira Hayes, il revient à sa condition après ce moment de gloire. C’est le démaquillage de la réalité, c’est William Wellman.
The Story of G.I. Joe + l’ouvrage Le Ciel ou la boue de Michael Henry Wilson + le documentaire de John Huston La Bataille de San Pietro, sortie le 1er février 2012 en DVD chez Wild Side dans la collection Classics Confidential