Alice ou la Dernière Fugue, de Claude Chabrol

 

Gérardmer, il y a 10 ans…

Alice ou la dernière fugue, de Claude ChabrolEn 1996, Chabrol a 66 ans… Un bel âge, diabolique à souhait, qui, n’y voyons pas de hasard, lui vaut d’être appelé à rejoindre les rangs du jury de la troisième édition du Festival Fantastic’arts (futur “de Gérardmer”). Un festival présidé à l’époque par Rutger Hauer, aka Roy Batty, célèbre réplicant peroxydé de Blade Runner. Voilà donc le cinéaste français, lunettes au nez et pipe au bec, venu rejoindre ses camarades jurés : Christine Boisson, Pascal Bruckner, Marc Caro, Larry Cohen, Peter Coyote, Jacques Deray, Carmen Maura, Claude Rich et Michele Soavi.

Fer de lance de la Nouvelle Vague, Claude Chabrol reste surtout ce féroce pourfendeur de la bourgeoisie française des années 1960-1970. Bourgeoisie dont il n’a eu de cesse, tout au long d’une filmographie aux airs de Comédie humaine, de traquer les mensonges, les travers et autres vices cachés avec un appétit et une ardeur parfois cruelle, toujours jubilatoire. Landru, Les Biches, La Femme infidèle, Que la bête meure, Le Boucher ou encore Les Innocents aux mains sales comptent parmi ses banderilles au nitrate les plus venimeuses. Les plus délicieuses. Entouré de ses muses – Stéphane Audran, Michel Bouquet, Jean Yanne –, Claude Chabrol a ainsi versé aussi bien dans la comédie grinçante que dans le polar amer et le drame social. Mais, la chose se sait moins, le réalisateur a également osé s’aventurer dans des contrées plus éloignées de son cinéma, jusque sur les terres du fantastique, à l’occasion d’une œuvre unique, rare et à part, réalisée en 1977, Alice ou la Dernière Fugue, une digression très personnelle autour du célèbre Alice au Pays des merveilles de Lewis Carroll. Un film pour lequel, quitte à expérimenter, Chabrol est allé jusqu’à faire sortir de son fauteuil en rotin la belle Emmanuelle, Sylvia Krystel, pour tenir la tête d’affiche de son film.

L’actrice est Alice, Alice… Carroll. Un soir, la jeune femme décide de quitter son mari. Elle prend sa voiture. Il pleut à torrent. La nuit est noire. Un pare-brise qui éclate, c’est l’accident. Mais Alice est indemne et trouve refuge dans une maison isolée, accueillie par un propriétaire mystérieux qui prétend la connaître, un certain Henri Vergennes (Charles Vanel), accompagné de son fidèle serviteur Colas (Jean Carmet)… La jeune femme accepte leur hospitalité pour la nuit. A son réveil, Alice se retrouve seule. Sa voiture réparée, elle décide de repartir. En vain : quel que soit le chemin emprunté, Alice se retrouve irrémédiablement reconduite à son point de départ… C’est le début d’un étrange voyage au cours duquel, dans une succession de boucles narratives, Claude Chabrol nous entraîne dans un monde de plus en plus absurde. Ici un jeune homme étrange tout de blanc vêtu (André Dussollier) refusant de répondre à ses questions, là un enfant (Thomas Chabrol, le fils de Claude) mettant des oiseaux en cage avant de les relâcher, là encore un inquiétant banquet où l’on célèbre la mort d’un proche. Dans un balancement continu et hypnotique entre réel et irréel, Chabrol nous charme et nous envoûte. On pense au surréalisme de Magritte, à l’expressionnisme onirique de Fritz Lang (dont le cinéaste est un très grand admirateur). Porté par une mise en scène audacieuse et une Sylvia Kristel à la sensualité diaphane, ce Alice ou la Dernière Fugue est un fantastique labyrinthe, un film rébus dont on prend plaisir à démêler les sens.

 
Alice ou la Dernière Fugue de Claude Chabrol, avec Sylvia Krystel, Charles Vanel, Jean Carmet, André Dussollier… France, 1977.