Un selfie ou la vie
Face A. Genia et Boris divorcent. Depuis sa chambre, Alyosha les entend crier. Ils se disputent au sujet de la garde de leur enfant ; non pas pour le garder, mais justement pour ne pas s’encombrer de ce garçon de 12 ans que les hormones commencent à travailler. Le lendemain matin, Alyosha fugue ; les parents se lancent à sa recherche.
Face B. Du Retour à Leviathan, Andreï Zviaguintsev explore le monde dans lequel il vit. D’une sphère à l’autre, avec le recul nécessaire. Il scrute les travers intimes de nos contemporains – Le Bannissement – ou les scories politiques ataviques – Leviathan. Dans Faute d’amour, le cinéaste russe prend la mesure de son talent et mêle les deux. La force du discours n’a d’égale que la subtilité presque respectueuse de ces individus en perte de repères, qui troquent une existence en communion avec l’autre pour un égotisme générationnel. Le plus intime et le plus domestique des drames de la vie – le divorce des parents – est alors chez Andreï Zviaguintsev une simple manifestation de cette translation de valeurs.
Car en filigrane de ce Faute d’amour saisissant et cynique, c’est toute une attitude vis-à-vis du monde, toute une posture qu’expose le réalisateur. A force de mises en scène permanentes à la télévision dans les émissions de téléréalité et les shows politiques, sur les réseaux sociaux ou dans la religion (le film se déroule quelques mois avant le 21 décembre 2012, prétendue date de l’Apocalypse), nous avons tous oublié de nous intéresser à autre chose qu’à nous-mêmes. Ou alors, quand nous le faisons, c’est en regardant le monde à travers l’étroitesse d’un écran. Finalement, Andreï Zviaguintsev pose une simple question : savons-nous encore nous intéresser aux autres ? Ou faut-il, comme Genia et Boris, perdre ce qu’on a de plus précieux pour en saisir l’importance ?
Zviaguintsev explore les processus de ce narcissisme victorieux, qui interdit aux individus le recul nécessaire à un questionnement sérieux et une ouverture à l’autre. Lorsque Genia passe un moment romantique avec son amant, elle surfe sur son téléphone. Lorsqu’elle s’ennuie, elle regarde les photos de sa timeline. Au restaurant, ses voisines de table font un selfie, moues séductrices comprises, pour immortaliser le moment. Le personnage central de Faute d’amour ? C’est le smartphone, qui remplace les relations humaines par un ersatz de sentiments et d’amour. La technologie sans limite a-t-elle bridé notre empathie ? La peur et la haine – irréductibles à la seule Russie – sont-ils les conducteurs de cet enfermement psychologique qui nous fait préférer le confort à la vie ?
Avec intelligence, le réalisateur d’Elena évite l’écueil de tomber dans ce qu’il dénonce. Il raconte l’histoire d’Alyosha sans artifice, sans pathos, musique larmoyante ni effets tape-à-l’œil. Faute d’amour est un film beau et sobre, peut-être encore plus que ses précédentes œuvres. En grand cinéaste, Andrei Zvyaguintsev s’efface avec humilité et honnêteté pour ne pas interférer dans la plus importante des missions de l’artiste : ouvrir une fenêtre sur le monde pour mieux le comprendre – et, peut-être, le corriger.
Faute d’amour (Nelyubov) d’Andrei Zvyaguintsev, avec Maryana Spivak, Alexey Rozin, Matvey Novikov… Russie, France, 2017. Prix du jury au 70e Festival de Cannes. Sortie le 20 septembre 2017.