La liberté guidant le peuple
Ceux qui ont vu la Palme d’or 2010, Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, éprouvent divers sentiments : de l’émerveillement à l’incompréhension en passant par la stupeur, et même l’ennui. Autant d’émotions que de publics. Il n’empêche qu’Oncle Boonmee offrait une expérience cinématographique inoubliable – à la fois pour le réalisateur, les acteurs, les spectateurs –, empreinte d’émotion, d’onirisme et de spiritualité. Cemetery of Splendour, nouveau film signé du même Apichatpong Weerasethakul, présenté en section Un Certain Regard du 68e Festival de Cannes, repousse encore les frontières connues du septième art.
Sur le papier, l’histoire semble pourtant simple : dans la province thaïlandaise de Khon Kaen, un hôpital de fortune accueille des soldats rendus mystérieusement inconscients. Jenjira se porte volontaire pour s’occuper de Itt, l’un des malades à qui personne ne rend visite, et rencontre Keng, une jeune médium qui aide les familles des soldats. A ce point de départ, Apichatpong ajoute de multiples couches : réflexions sur lui-même, sur son pays, sur le cinéma. Cemetery of Splendour forme une œuvre-somme dont chaque image, chaque dialogue semble fondamental. Le film est nourri de l’enfance du réalisateur, passée à Khon Kaen à l’hôpital (Apichatpong Weerasethakul est fils de médecins), à l’école, dans les cinémas et au lac de la ville. Les fantômes convoqués sont autant ceux du passé que ceux du présent, réveillés par une situation politique désastreuse. Les soldats endormis sont vidés de leur énergie, pompée par les « anciens rois » qui livrent bataille : quand certains metteurs en scène montrent l’horreur pour mieux responsabiliser, Apichatpong Weerasethakul choisit la poésie. Sa métaphore de l’actuelle dictature ne s’imprime pas moins durablement dans l’esprit, laissant au spectateur le choix de prendre ou non conscience de ce qui se joue à l’écran.
Dans Cemetery of Splendour, tout est beau. Itt (Banlop Lomnoi, qui incarnait déjà le soldat de Tropical Malady), Jenjira (Jenjira Pongpas Widner, actrice fétiche du réalisateur), les esprits des sanctuaires, les décombres d’une école abandonnée (parmi lesquels traîne un panneau officiel sur lequel est écrit « Les humains les plus intelligents sont disciplinés »), la visite « virtuelle » et virtuose d’un ancien palais, les soins lumineux des soldats, les mouvements répétés (à l’infini, comme les coups d’Etat ?) des jeunes assis au bord du lac, ou la folle séquence finale, se terminant sur l’espoir d’une chute et de sa « vision époustouflante », vibrante déclaration d’amour d’un Thaïlandais à son pays. Est-ce parce que la censure est là-bas si présente que le cinéma d’Apichatpong parvient autant à s’affranchir de tous les codes ? Cemetery of Splendour joue avec nos attentes, les déjoue, les repousse. Apichatpong Weerasethakul apporte sans appuyer la preuve que le cinéma est une science qui évolue et incarne une liberté artistique sans limite ; difficile, après la vision de ce cimetière de splendeur, de regarder un autre film sans le comparer à l’expérience ultime vécue ici.
Cemetery of Splendour (Rak Ti Khon Kaen) d’Apichatpong Weerasethakul, avec Jenjira Pongpas, Banlop Lomnoi… Thailande, Royaume-Uni, France, Allemagne, Malaisie, 2015. En sélection Un Certain Regard au 68e Festival de Cannes. Sortie le 2 septembre 2015.