Children of the revolution
La montée des marches de L’Eté a marqué le premier geste politique du festival, les acteurs arborant des badges à l’effigie du cinéaste et une grande pancarte au nom de Kirill Serebrennikov. Assigné à résidence pour une sombre et paraît-il douteuse histoire de détournement de subventions, il est le premier absent de cette compétition. Dans un entrechoc entre réalité et fiction, les acteurs ont brandi en haut des marches le nom de leur metteur en scène quand leurs personnages ne peuvent lever le poing. Car, à Leningrad au début des années 1980, le rock est sérieusement cadenassé. Les groupes qui jouent au club local doivent être approuvés par une commission qui évalue la qualité des textes, lesquels se doivent de mettre en valeur le héros soviétique – à moins qu’ils ne soient qualifiés de comiques, au grand dam de l’auteur. L’auteur, c’est Viktor, aspirant chanteur – future réelle figure du rock soviétique, Viktor Tsoi – qui s’acoquine avec la gloire locale, Mike, buvant ses conseils et ses références : Blondie, T. Rex, Lou Reed, David Bowie, Bob Dylan… Kirill Serebrennikov brosse le portrait d’un petit groupuscule, qui joue de la guitare à la plage, rêve de gloire et d’Occident en s’enivrant dans les volutes de fumée, sur la bande-son d’une musique qu’ils ne pourront jamais jouer devant un public – public lui aussi bien tenu en laisse lors des concerts. Un portrait désinvolte et drôle, avec une énergie à l’unisson de cette ferveur punk, quand les deux chanteurs se prennent, eux, bien au sérieux. Ils fantasment de pouvoir écrire des textes comme Lou Reed – dont ils consignent et traduisent les paroles dans des cahiers – ou Bob Dylan – dont ils admirent le pouvoir contestataire. Ne pouvant parler de la société russe, eux sont cantonnés à évoquer les amourettes de lycée, le trouble adolescent tant que ça ne se voit pas trop, ou les affres du couple bien installé. C’est donc le réalisateur qui s’en charge, dans des scènes de comédie musicale improvisées dans un bus – où les passagers entonnent Iggy Pop – ou dans un train – en réponse à un homme qui ne juge pas la petite bande digne du communisme par une réjouissante interprétation clipesque de Psycho Killer, des Talking Heads. Alors que la chronique du groupe est en noir et blanc, ces séquences s’habillent de points de couleur (rouge, forcément) et de textes en surimpression sur la pellicule. Un surgissement inattendu et bienfaiteur, laissant échapper la révolte de cette jeunesse empêchée. Mais, comme le rappelle régulièrement un personnage portant à lui seul le rôle de choeur antique, s’adressant à la caméra : « Ca ne s’est pas passé comme ça. » Le réalisateur porte un regard bienveillant, quoique un peu moqueur, sur ces jeunes dont les ambitions sont forcément limitées, une tendresse sans nostalgie à la revendication sourde. Le tout se drape d’un triangle amoureux – la star, sa femme et l’aspirant – au sein duquel les désirs sont là aussi enfermés, malgré les espaces de liberté que l’on s’octroie. A l’image du reste du film, cette romance reste à l’état de fantasme, même si les personnages tentent comme ils peuvent de contourner les entraves, timidement, sans oser vraiment. Reste pour se consoler ces fulgurances colorées, soupape légère, frappante, irruption survoltée mais seulement rêvée dans un monde statique en noir et blanc.
L’Eté (Leto) de Kirill Serebrennikov, avec Roma Sver, Irina Starshenbaum, Teo Yoo… Russie, 2018. En compétition du 71e Festival de Cannes.