La Maman et l’orphelin
Après avoir tué la mère dans Les Point dans les poches, en 1965, Marco Bellocchio lui adresse, cinquante ans de cinéma plus tard, la plus belle des caresses avec Fais de beaux rêves. Et au Bellocchio révolté des premiers pas de laisser ici parler et filmer le maestro aguerri et sûr de son art qu’il est devenu.
Adapté de l’œuvre éponyme et personnelle de Massimo Gramellini, Fais de beaux rêves raconte l’histoire d’un parcours, d’une construction. Celle d’un enfant (étonnant Nicolò Cabras) contraint d’apprendre à devenir adulte lesté d’une douleur irrépressible : la perte brutale et mystérieuse de sa maman adorée, alors qu’il n’avait que 9 ans, au soir du 31 décembre 1969. Celle douleur conditionnera toute sa vie. Son enfance, son adolescence, bien sûr, durant lesquelles ni foi ni Dieu et autre promesse de « lumière » ne parviendront à l’extirper du vide dans lequel il se sent inexorablement tomber, encore et encore. Mais alors qu’il est devenu un journaliste émérite à La Stampa, grand quotidien national, Massimo « l’adulte » (Valerio Mastandrea) n’a toujours pas réussi à la laisser partir. Ses angoisses, il a appris à les contrôler. Seul, éteint, écrasé, il survit, indifférent aux autres et au monde… Mais il le sait. On le lui a dit, plus jeune. « La seule façon d’avoir la réponse, c’est de continuer à se poser la question. » Alors Massimo d’entrevoir peut-être dans son quotidien de journaliste un chemin pour renouer avec la réalité, reprendre pied et se construire. Enfin.
L’histoire de ce parcours chaotique écrite par Gramellini, Marco Bellocchio la filme avec douceur et élégance. Le cinéaste a trouvé dans le livre les figures de l’intime qui lui sont chères. La famille, la mère (« détruite »), le père… Mais, comme toujours chez Bellocchio, crises individuelles et collectives restent profondément liées. Souvenons-nous de l’audacieuse mise en scène de l’assassinat d’Aldo Moro autour du personnage de Chiara, la jeune terroriste de Buongiorno, notte (2003). Ou, plus fascinant encore, la naissance du fascisme à travers la lutte à mort d’Ida Dalser, cette femme éperdument amoureuse d’un Mussolini pas encore Duce dans le puissant Vincere (2009)… On retrouve cette même double dimension, individuelle et collective, dans Fais de beaux rêves : au portrait personnel et intérieur de Massimo vient répondre, en toile de fond, celui d’une époque, le film louvoyant sans cesse entre 1969 et la fin des années 1990. Un mouvement narratif cadencé aux rythmes de quelques « marqueurs » historiques. Ici les images en noir et blanc de Belphégor, série star de l’ORTF signée Claude Barma et diffusée en 1965, là celle de l’icône cathodique des années 1970 Rafaella Carrà, là encore le souvenir douloureux et toujours vivace du drame de Superga, qui vit l’avion transportant l’équipe de football du Torino (LE club rival de la Juve) s’écraser dans les environs de Turin, en mai 1949.
Tel un Riccardo Muti des grands soirs, Marco Bellocchio dirige sa tragédie d’une autorité toute délicate, prenant soin de ne jamais la laisser s’emporter vers un trop-plein de compassion. Qu’elles soient douloureuses ou rieuses, les séquences mère-fils se révèlent particulièrement réussies. Intenses, émouvantes, jamais douceâtres ou pleurnichardes. Et alors qu’on pourrait voir poindre le semblant d’une envolée trop appuyée, le temps d’une lecture en voix off d’une réponse de Massimo à un lecteur de La Stampa (du genre, « ne boude pas ta chance d’avoir une maman »), il maestro prend la salle – et son film – à revers d’un trait d’humour inattendu et d’une simplicité enfantine. Un bien beau mélo, donc, que ce Bellocchio.
Fais de beaux rêves (Fai Bei Sogni) de Marco Bellocchio, avec Valerio Mastandrea, Barbara Ronchi, Guido Caprino, Bérénice Bejo… Italie, 2016. Présenté à la Quinzaine des réalisateurs 2016.