Impossible de l’interviewer, Quentin. C’est lui qui pose toutes les questions, d’une voix grave un peu éraillée. Et ça le rend diantrement sympathique. « Qu’est-ce que tu aimes comme films, toi ? Tu as interviewé qui d’autre ? Tu as déjà vu Arnaud, en personne je veux dire ? Il est vraiment gentil.»
J’avoue que non. Mais je suis enchantée de passer un moment avec ce curieux jeune homme aux yeux verts qui fait déjà beaucoup parler les médias. Dans Trois souvenirs de ma jeunesse, d’Arnaud Desplechin, un simili-prequel de Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle), Quentin Dolmaire nous offre une interprétation fraîche et racée du jeune Paul Dédalus. Un premier rôle au cinéma qui ferait rêver n’importe quel acteur débutant. Du haut de ses 21 ans, il s’en est montré digne.
Il ouvre sa canette, j’en profite pour glisser ma première question.
Alors, comment tu t’es retrouvé là ?
J’ai passé le casting, et j’ai eu le rôle.
Ah… c’est bien, ça…
Oui. Je suis élève comédien au cours Simon depuis deux ans, c’est mon prof qui m’en a parlé. Il a pensé que je correspondrais bien. Il y a eu quatre tours de casting, dont un monologue de Mathieu Amalric dans Comment je me suis disputé…. Et une scène de drague où ils ont fait entrer une fille qui passait dans le coin. Et j’ai été retenu. Voilà.
Tu connaissais l’œuvre de Desplechin ?
Non, pas du tout. Je ne suis pas cinéphile, à l’origine, j’écoute du black metal. Je le suis devenu en travaillant le rôle. Quand j’ai réalisé l’ampleur de ce qui m’attendait, j’ai paniqué. J’ai regardé beaucoup de films d’Arnaud. Pour chopper le jeu d’Amalric, surtout. Mais ce n’est pas Arnaud qui me l’a demandé ; il ne m’en a jamais parlé. J’ai fini par comprendre qu’il m’avait choisi pour moi et pas pour que j’imite quelqu’un d’autre. Donc j’ai fait comme je le sentais. Lou [Roy-Lecollinet, qui lui donne la réplique dans le rôle d’Esther, ndlr], on ne lui a pas parlé d’Emmanuelle Devos non plus.
Paniqué ? Comment ça ?
Ben, quand même : décrocher un premier rôle, passer après Amalric et Devos, faire du cinéma d’auteur, du Desplechin… Je me suis aussi rendu compte que ça coûte cher, un film, je voulais pas faire le con… Et tu as déjà lu un script ? C’est horrible, c’est hyper froid. On m’avait dit « Tu verras, l’écriture d’Arnaud, c’est très agréable, très littéraire. » Franchement, j’ai pas accroché. Mais ses personnages m’ont beaucoup plu. J’étais curieux de voir comment il allait leur donner vie. Je me suis retrouvé comme ça.
C’est vrai que tu ne ressembles pas beaucoup à Mathieu Amalric. On peut trouver des similitudes entre vos jeux, mais tu apportes une certaine tension en plus.
Oui, peut-être. Ça doit venir du théâtre. Mathieu ne vient pas de la scène. Moi, on m’avait appris à composer mon personnage et à utiliser tout mon corps ; au cinéma, ça ne marche pas. Arnaud me disait que je bougeais trop et que ça faisait cartoon à l’écran. J’ai dû m’adapter. Par exemple, sur scène, la voix vient du ventre, ça aide à faire monter les émotions. Ce n’est pas possible à la caméra parce que ça te fait parler trop fort. Arnaud m’a expliqué qu’au cinéma, il valait mieux « être » avant de jouer : c’est ce qu’on appelle le jeu désincarné, il vaut mieux être déjà dans le truc. Par exemple, Amalric, il est déjà « quelqu’un » et il fabrique la suite au fur et à mesure, on ne sait pas toujours s’il joue ou s’il improvise.
Une ressemblance avec Amalric, ou plutôt avec le Paul Dédalus de Comment je me suis disputé…, c’est ce vocabulaire de prof de philosophie. Ton personnage emploie des mots et des tournures qui ne sont pas celles d’un ado des années 1980. Comment t’es-tu débrouillé avec ça ?
Oui, il y a pas mal de grandes phrases qui font peur… Mais j’étais justement en train de travailler les poésies au cours de théâtre. Quand tu lis des textes et que tu prends conscience de ce qu’il y a dedans, de l’auteur qu’il y a derrière, tu as l’impression qu’il n’y a plus de place pour le comédien. Pourtant, quand on voit un mec debout réciter un texte, même s’il le fait très bien, on est emmerdé, on a envie qu’il vive le truc, tu vois ? Donc j’étais dans ce paradoxe où je n’avais pas envie de perdre le personnage ni ce que j’étais. Je voulais continuer à vivre derrière. Les répliques de Paul résonnaient beaucoup avec ces interrogations, j’en étais à un point de mon travail où j’avais envie de chercher comment le comédien peut se faire sa place… la mélodie qu’il faut mettre, les temps de pause ou pas… avoir une densité… Arnaud, après, il a retravaillé ça à sa façon. Un autre problème, c’est que le texte était lourd, il fallait le rendre plus léger, plus sympa. Je ne voulais pas que les répliques passent pour de la prétention, donc j’ai essayé d’y mettre autre chose, de l’ironie ou de l’humilité… Mais une fois que tu as choppé la vérité de ton personnage et que tu vois tout ce qui est possible avec lui, ça ne dépend plus des mots. Tu as adopté tout ce qu’il peut dire, le reste en découle.
Et ce moment où tu saisis ton personnage, c’est quand ?
Ca c’est pas clair. Arnaud voit des trucs, il a sa propre science, il sait des trucs, mais c’est pas clair.
Mais comment tu l’as appréhendé, ton Paul Dédalus ? Vous êtes proches ?
En fait, j’étais bien emmerdé. Ce mec est insaisissable, tout est possible avec lui. Il te sort des phrases, tu te dis « Ah, mon salaud »… On est proches, peut-être. On a des affinités. Cela dit, même s’il faut se jouer soi-même au cinéma, il ne faut pas faire le raccourci du « personnage qui te ressemble ». Ma personnalité ne jurait pas avec celle de Dédalus, Arnaud a trouvé qu’il y avait un truc à tenter, mais ça ne va pas plus loin. De mon côté, j’ai essayé de comprendre Paul. Je n’ai pas tout démystifié, son mystère fait partie du film. C’est comme ça, le cinéma d’Arnaud. Pour résumer, j’ai pris le scénario comme il était, mon boulot était de piger le personnage, je l’ai pas pigé, ça nous a pas empêché de faire un film.
Avec Lou, le courant est passé tout de suite ? On se souvient d’une scène de drague devant le lycée où votre alchimie fait plaisir à voir…
Elle est bien, cette scène, non ? Je l’aime beaucoup parce qu’elle est drôle, ce qui n’est pas toujours le cas dans le cinéma d’Arnaud. Ca allège. En désespoir de cause, j’invite Lou chez moi à jouer au go. Arnaud est très fort au jeu de go, il nous a explosé en quatre coups. Note bien qu’on en a chié pour tourner cette scène, ça nous a pris la journée. Et pour Lou… Je pense qu’ils cherchaient deux jeunes acteurs pendant les castings, mais qu’ils cherchaient aussi un couple. Ils m’ont fait faire un test avec une autre fille. Arnaud, il y a des trucs qu’il voit très vite, il a vu que ça pouvait fonctionner avec elle. C’est vrai qu’elle est géniale, elle sait être lumineuse et sombre à la fois. On a pas du tout le même jeu ni le même tempérament, j’ai beaucoup appris en la regardant jouer, et en regardant Arnaud la diriger. Mais il ne faut pas exagérer non plus. Il y a tout le temps des mecs avec des théories sur le jeu, du genre « il faut mettre tel costume pour rentrer dans le personnage », ou « attention, il ne faut pas que tes chaussures te fassent mal », faut arrêter avec ça. Une fois que tu es rentré dans le personnage, si la fille est en face de toi, et que tu es dans ta transe, voilà, tu y vas et c’est tout. Et sinon, toi, tu aimes bien Kechiche ?
Euh… oui… enfin j’ai pas tout vu…
Ah. Pour les scènes d’amour, Arnaud nous a demandé de regarder La Vie d’Adèle. Je crois que c’est un des films qui lui a donné envie de tourner avec des jeunes. Là-dessus, il a été incroyable, il nous a vraiment fait confiance. Nous, on a 20 ans, on ne comprend rien, pourtant il nous a laissés faire en nous accompagnant au lieu de nous donner des ordres. Il est vraiment très ouvert et très humble, il a beaucoup de respect pour les acteurs. Il disait qu’il voulait se nourrir de nous pour pouvoir nous diriger. C’était une chance pour nous. Souvent, je lui demandais de me mimer la scène qu’il voulait ; apparemment c’est comme ça qu’il a appris à jouer à Mathieu, c’est pour ça que Mathieu ressemble à Arnaud. Maintenant, je les imite aussi. Arnaud, on ne sait pas qui il imite. C’est un peu le bordel. J’ai vu que c’était ça, le cinéma d’auteur, on ne sait pas bien où on va, chacun apporte sa pierre et on travaille ensemble.
Ca pouvait mettre une certaine pression, de s’insérer dans une œuvre aussi personnelle et complexe que celle d’Arnaud Desplechin. Et à Roubaix en plus, sa terre d’origine.
Oui. J’ai vite vu qu’il pouvait y avoir de la pression. Mais avec Lou, on s’est dit « Tant pis, c’est le problème d’Arnaud. » L’équipe a été très bienveillante, ils ont vu que ça pouvait être lourd pour nous, donc ils nous ont mis à deux pour porter le poids. Ils ont vraiment fait en sorte qu’on fonctionne en binôme. Ca a compté.
Est-ce que tu sais d’où vient le nom de Paul Dédalus ?
Oui, de James Joyce.
C’est ça. Et dans Portrait de l’artiste en jeune homme, le héros Stephen Dedalus est amoureux fou d’Emma, une jeune fille qu’il ne connaît pas vraiment. Ça ne ressemblerait pas à l’histoire de Paul et Esther, ça ? Ils ne se connaissent pas vraiment ?
Oui, peut-être Le sentiment amoureux leur suffit. Ils n’existent que l’un par l’autre, ils sont extrêmement seuls l’un sans l’autre. Paul a besoin d’être fasciné, Esther veut sentir qu’elle est exceptionnelle alors qu’elle ne l’est pas. Quand ils sont ensemble, ça fonctionne, et ça leur suffit. Mais ils s’aiment trop, d’après ce que j’ai compris du film. Ça ne peut pas marcher.
Tu portes souvent des chemises à fleurs, dans le film. C’est laquelle, ta préférée ?
Ouh là. Gros conflit avec le reste de l’équipe. Je leur disais « Les gars, non, les chemises de Paul, c’est pas mon truc… » Typique années 1980, il y en avait une, bien rose, ça ressemblait à du papier peint de mémé. Horrible. Mais ce qui est bien avec les films, c’est qu’ils te donnent les fringues à la fin. Je leur ai laissé les chemises.
Trois souvenirs de ma jeunesse d’Arnaud Desplechin, avec Quentin Dolmaire, Lou Roy-Lecollinet, Mathieu Amalric, Olivier Rabourdin… France, 2015. Sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs 2015. Sortie le 20 mai 2015.