« Nous essayons de produire des images étranges, des images qui ne semblent pas étranges à première vue, mais qui d’une certaine manière, provoquent une impression d’horreur après avoir été vues. » On pourrait s’arrêter là tant cette explication de Rainer Werner Fassbinder reflète le cœur de Je veux seulement que vous m’aimiez, téléfilm inédit hors d’Allemagne écrit et réalisé en 1976 par le réalisateur allemand et déterré, en ce mois d’avril 2011, par Carlotta Films.
C’est l’histoire de Peter, un jeune ouvrier qui passe le plus clair de son temps à construire une maison pour ses parents qui ne semblent lui porter aucun attachement particulier. Un jour, il épouse Erika et déménage à Munich, ville de toutes les tentations. Peter n’a alors qu’une obsession : offrir à Erika ce que les autres ont. Une sentence consumériste qui pèse sur tout le film.
Un appartement, une déco moderne, un collier, une machine à tricoter… Crédit sur crédit : l’endettement est irrémédiable. Et avec lui la frustration, les mensonges, l’épuisement et la honte. Avec une froideur inquiétante, une distance aseptisée, Fassbinder filme cette quête de bonheur comme une véritable descente aux enfers. Son analyse des rapports qu’entretient Peter avec ses parents est quasi médicale. Ce qui intéresse le réalisateur, c’est la névrose et l’aliénation de cet homme (incapable d’accéder à un quelconque bonheur) comme vecteur de dénonciation du pouvoir corrupteur de l’argent, du poids de l’hérédité, du mythe de la réussite sociale. Urgence, violence, souffrance : il y a quelque chose du Démon d’Hubert Selby Junior et du romanesque social de Balzac dans ce film.
Portrait de l’Allemagne d’après-guerre, du miracle économique, de la libération des mœurs, des stigmates de la guerre et des spectres du nazisme, Je veux seulement que vous m’aimiez glace autant qu’il déprime. Glace parce que Fassbinder filme ce no man’s land des classes moyennes, du prolétariat au papier peint qui moisit et souligne l’arrogance mécanique d’un capitalisme triomphant ; la solitude, la nudité triste et grotesque (même parfois macabre) qui va avec. Déprimant parce que le film a plus de trente ans et que cette peinture de l’aliénation capitaliste est on ne peut plus d’actualité. Travailler plus, pour gagner plus. Testé mais jamais prouvé.
L’effet est à peu près le même que lorsqu’on achève la lecture de L’Homme au marteau de Jean Meckert. L’Augustin Marcadet pris dans la répétition de son quotidien d’employé du Trésor public donnait le vertige par son atemporalité. Cela se passait dans la France de l’après-guerre… Si loin, si proche.
Pourtant, parfois semble poindre une pointe de romantisme, comme lorsque le héros demande sa vierge de fiancée en mariage, les pieds dans la gadoue dans un décor de béton et de grisaille. Ah, en fait, non. Peter s’embourbe, les pieds dans la merde. L’un des nombreux symboles qui ponctuent ce petit bijou d’absurde, de cynisme et d’ironie.
Quand Fassbinder fait de la télé, ça donne du grand cinéma :
I – structure complexe d’une œuvre qui mêle flash-back, propos rapportés, cartons (comme au temps du cinéma muet), images mentales ;
II – sens aigu du cadre pour photographie sociale ;
III – direction d’acteurs minutieuse ;
IV – mise en scène aux partis pris aussi ironiques que cruels. A l’instar de ce couple assis à la table d’un bistrot. Fassbinder fige la scène. Passe à autre chose. Y revient. L’homme embrasse la main richement ornée d’une femme laide, grosse et vulgaire qu’on suppose sa maîtresse. On pourrait croire à une romance de nouveaux riches. Alors l’homme se lève, regarde la femme et lui rappelle qu’il faut payer, attendant qu’elle sorte son porte-monnaie.
Je veux seulement que vous m’aimiez (Ich Will Doch Nur, Dass Ihr Mich Liebt), de Rainer Werner Fassbinder. Allemagne de l’Ouest, 1976. En salle le 20 avril 2011.