Bois mort
Steven, chirurgien dans un hôpital, vit une paisible existence bourgeoise avec sa belle femme Anna et ses deux enfants parfaits, Kim et Bob. Il rencontre aussi régulièrement un jeune homme, Martin, qu’il voit à l’écart des autres et à qui il montre beaucoup d’égard. Le temps passant, Martin se fait de plus en plus envahissant dans la vie de Steven et de sa famille.
En 2009, contre toutes les attentes – en vérité : contre toutes mes attentes -, le réalisateur grec Yorgos Lanthimos avait remporté le prix Un Certain Regard avec Canine, chronique faussement provocatrice sur les valeurs et l’éducation bourgeoises. Après avoir ensuite servi à Cannes du homard pas très frais (The Lobster, prix du Jury du 68e Festival de Cannes), Yorgos remet le couvert. Cette fois avec une Mise à mort du cerf sacré au titre exigeant, avec toujours Colin Farrell qui troque son costume de crustacé pinceur pour celui d’animal-roi de la forêt, barbe touffue à l’appui.
Symbole au ras du sol
Un homard. Un cerf. Dès le titre, les films de Yorgos Lanthimos affichent une symbolique forte que le cinéaste grec va dérouler tout du long. Il nous a d’ailleurs habitués à ça depuis un moment, plaçant au centre de ses oeuvres la question du choix et de ses conséquences, saupoudrant le tout de quelques scènes provocantes et sibyllines à souhait. Dans ce Cerf sacré, il y a un secret inavouable : la mort du père de Martin, a priori provoquée accidentellement par le docteur Steven. Pour se venger, Martin imagine un plan d’une cruauté sans égale : faire tomber un à un les membres de la famille jusqu’à ce que Billy décide de tuer l’un des siens ; dans ce cas, la malédiction – ou la maladie selon l’endroit d’où on se place – prendra fin.
Plan en bois
Pendant 1h30, Colin le cerf sacré s’interroge, mais avec beaucoup de silence et un visage monolithique. Ce sont surtout les véritables victimes de cette machination (les deux enfants et la mère, campée par une belle et froide Nicole Kidman) qui font preuve de sentiments et d’instinct de survie : les enfants tentent, l’un après l’autre, de séduire leur père, la mère envisage l’avenir sans l’un de ses enfants. Pendant ce temps, le père en est réduit à consulter le directeur de l’école de sa progéniture pour savoir lequel de ses deux enfants est le meilleur. Il y a dans Mise à mort du cerf sacré un ramassis de péripéties caricaturales, qu’on verrait plus dans un épisode de Spirou dopé aux Idées noires que dans une œuvre de cinéma ambitieuse. Jamais la famille ne cherche à destituer le père, « cerf de famille » sacré. Interdit de remettre en cause les actes et décisions du chef de la meute ? C’est justement ce qui devrait différencier les hommes des animaux : le libre arbitre. Et sur ce libre arbitre, Yorgos Lanthimos, pas très inspiré, fait le silence absolu.
Cerf veule
Pourtant oui, l’ambition déborde de Mise à mort du cerf sacré. De l’ambition et beaucoup de prétention appuyée par des plans mystérieux et silencieux. Chez Yorgos Lanthimos, il semble entendu que des personnages se taisent par érudition, et pas simplement parce qu’ils n’ont rien à dire. Visuellement, Mise à mort du cerf sacré est ampoulé et maniériste, l’orchestration faite de musique et de sonorités « mentales » est insistante et accompagne de nombreux ralentis que n’auraient pas reniés Chow Yun-fat et John Woo à l’époque du Syndicat du crime. Autant d’éléments qui appuient le discours philosophique du film. On ne peut pourtant s’empêcher de penser que ça ne vole pas très haut, en tout cas bien en-dessous de ce que Lanthimos promet.
Grec indigeste
Ce qui rend enfin ce Cerf sacré assez indigeste, c’est la sensation de déjà-vu chez le cinéaste grec. Ses films font penser à. A d’autres films, d’autres livres, souvent plus réussis, en tout cas plus humbles. Les films de Yorgos Lanthimos fonctionnent comme un agglomérat d’œuvres qu’il a ingérées et digérées pour mieux les reconstituer. Dans Mise à mort du cerf sacré, il y a un peu de toutes ces séries B et autres revenge movies jubilatoires, divertissants et non moins intelligents – The Box et La Piel que habito, par exemple, préfigurent à eux deux Mise à mort du cerf sacré. Yorgos Lanthimos balaie tout un pan de cinéma moins complexé, moins pompier, moins grandiloquent mais tout aussi inventif, alors qu’il aurait pu rendre hommage à ces faiseurs d’histoires qui ont construit et nourri la culture ciné et une réflexion sur l’état du monde ou le sens de nos actions. Et respecter ainsi le spectateur.
Mise à mort du cerf sacré (The Killing of a Sacred Deer) de Yorgos Lanthimos, avec Colin Farrell, Nicole Kidman, Barry Keoghan… Angleterre, Etats-Unis, 2017. En compétition au 70e Festival de Cannes.