En 1932, le philosophe Paul Nizan publiait Les Chiens de garde pour dénoncer les agissements d’intellectuels qui, sous couvert de neutralité et d’un regard éclairé, s’imposaient en gardiens de l’ordre établi. Ils expliquaient comment agir, comment penser, et se faisaient ainsi le relais silencieux d’une propagande gouvernementale. Aujourd’hui, les chiens de garde, ce sont ces journalistes dont on lit et entend les avis un peu partout, avec une régularité digne d’une montre suisse et une objectivité digne de la plus grande mauvaise foi. Les médias, contre-pouvoirs en puissance, ont laissé aux grands groupes auxquels ils appartiennent le soin de tenir les rênes. Et les autres ont abandonné leur force et leur pugnacité à leurs avantages personnels et à leur carrière. C’est le constat que fait Serge Halimi dans Les Nouveaux Chiens de garde – le livre – publié en 1997 et revu en 2005. Il y dénonce les connivences entre journalistes et hommes politiques et l’arrivée d’une information-marchandise dont le but principal est souvent d’avaliser les décisions politiques, jamais de les invalider.
Les Nouveaux Chiens de garde – le film, réalisé par Gilles Balbastre et Yannick Kergoat, avec la participation de Serge Halimi – adapte ces thèmes et les rend encore plus incisifs en mettant en parallèle les dernières actualités et des images d’archives évocatrices. Car Balbastre, Kergoat et Halimi tirent à boulets rouges sur toutes les « stars » du journalisme et de l’économie : Arlette Chabot, Laurent Joffrin et son successeur Nicolas Demorand, l’éternel Alain Duhamel, Christine Ockrent, Alain Minc, Bernard-Henri Lévi, Michel Godet, Jean-Pierre Elkabbach… Tous ces journalistes/invités/intervenants dont l’avis semble systématiquement plus important que celui d’un inconnu, même si, année après année, leur incompétence et leur asservissement au profit (le leur, pas celui de la collectivité) n’est plus à démontrer. Les Nouveaux Chiens de garde encourage à ne plus croire sur parole les belles phrases du journal Libération, les fausses déclarations d’économistes, l’indépendance des individus dans un groupe de presse ou celle d’une chaîne appartenant à un grand groupe industriel. Exemples à l’appui, sans prendre la peine de flouter les visages ou de cacher les noms, les réalisateurs dénoncent tous ces journalistes qui se permettent des « à-côtés » ou des libertés pour ne pas porter préjudice aux membres des mêmes clubs qu’eux, ceux qui encensent leur patron devant des millions de spectateurs pour promouvoir leur carrière, ceux qui changent d’avis au gré des opportunités.
A la sortie du livre de Serge Halimi, beaucoup ont dénoncé ce qu’ils jugeaient simpliste et caricatural. Toutes les personnes visées se sont fendues de leur réponse, expliquant que la réalité était plus compliquée, qu’il ne s’agissait que de la moitié d’un tableau beaucoup plus large, qu’Halimi falsifiait l’information. Pourtant, l’immobilisme et la crise de notre presse aujourd’hui ne vont pas en faveur des détracteurs des Nouveaux Chiens de garde. En 2011, Reporters sans frontières place la France en 44e place (sur 178) au baromètre de la liberté de la presse. En cause ? « Tensions entre la presse et les autorités de la République, pressions accrues sur les journalistes afin qu’ils révèlent leurs sources, réforme de l’audiovisuel public. » (1) C’est bien ce que dénonce Les Nouveaux Chiens de garde. Pour mieux contrôler l’information et la manière de la dispenser, le président de la République nomme aujourd’hui les patrons des médias publics : si les mêmes dirigeants clament leur indépendance, il est difficile de croire que leur carrière ne tient pas à leurs bonnes relations en haut lieu…
Et si encore le charme n’opérait que sur les patrons de presse ; mais il semblerait que tout journaliste, en proie peut-être à la précarité qui touche de plus en plus ce métier, se passionne de moins en moins pour sa vocation et de plus en plus pour son intérêt, son heure de gloire, quitte à emprunter de dangereux raccourcis. Ainsi au 20 Heures de TF1 (chaîne appartenant au groupe Bouygues), il n’est pas question de parler du défaut de construction de la centrale nucléaire de Flamanville, dont le chantier est dirigé par… Bouygues. Ou encore, ce journaliste demeuré, amateur de raccourcis horribles, qui écrit à propos de l’affaire d’Outreau que la pédophilie est monnaie courante dans le Nord : le genre de pensées ignobles qui amènent des supporters à écrire sur une banderole « Pédophiles, chômeurs, consanguins : bienvenue chez les Ch’tis » (2).
Ainsi, le travail de chaque journaliste serait sensiblement influencé par son employeur dès qu’il a un poids certain dans la société ? Au point que ledit journaliste aurait tellement intégré le léchage de pompes qu’il serait dans l’incapacité de reconnaître avec objectivité le lobby médiatique des grands groupes ? Pour les employés de Bouygues, Lagardère ou Dassault, la réponse est évidemment négative, leur cerveau fonctionne à plein régime, hors de question de se laisser rattraper par les intérêts de certains… La preuve par l’exemple : que pourrait bien dire un journaliste du Figaro – groupe détenu par Dassault, organe propagandiste à la solde de Nicolas Sarkozy, également égratigné par Gilles Balbastre et Yannick Kergoat – à la vision de ce film ? Jugerait-il les tenants et les aboutissants, pèserait-il le pour et le contre, évaluerait-il les qualités et les défauts des Nouveaux Chiens de garde pour écrire une critique mesurée et érudite ? Ou bien serait-il rattrapé par un habitus (au sens de Bourdieu, bien sûr) l’obligeant à détester et conspuer ce qui remet en cause son intégrité et son patron ? Imaginons d’abord que ce journaliste ait bien vu le même film que moi – par pure hypothèse, imaginons qu’il ait été assis derrière moi lors de la projection presse -, et donnons-lui un nom : S. LeOuf. Imaginons donc qu’il existe, qu’il ait un blog culturel dans lequel il affiche vertement sa prétention à juger les autres (attitude figaresque s’il en est), et qu’il écrive (quelques lignes seulement, point trop n’en faut) sur Les Nouveaux Chiens de garde. Eh bien, contre toute attente et avec beaucoup d’intelligence (!), son titre et son sujet évoqueraient Bourdieu, le moquant pour ses « concepts marxisants » et « archaïques ». Parce que les millions de personnes dans le monde qui étudient avec attention Bourdieu se fourvoient allègrement et cèdent évidemment à « une grille de lecture simpliste ». Et – éclats de rire du LeOuf – Serge Halimi de perpétuer cette analyse vulgaire de la société entre dominants et dominés… CQFD : dans certains médias, réfléchir est un luxe, critiquer les élites une hérésie.
C’est probablement à cela qu’on reconnaît un bon film : ses détracteurs n’acceptent même pas le dialogue et s’enferment dans un obscurantisme moyenâgeux, refusant d’imaginer que la moindre critique peut être constructive et fondée. Alors que faire, une fois qu’on a pris conscience du fossé entre information et vérité ? Continuer à regarder/lire des auteurs indépendants et passionnés : ceux des Nouveaux Chiens de garde partagent avec Bourdieu plusieurs thèses ; avec Pierre Carles, le goût pour les collusions entre pouvoirs et médias, à voir notamment à travers l’épisode du « dîner du Siècle » dans Fin de concession ; enfin, Acrimed, Le Monde diplomatique et quelques autres, portent un regard singulier et éclairé sur notre actualité. Ne plus croire les invités permanents des émissions, jamais remis en question, et les groupes aux intérêts financiers omniprésents, c’est être libres, et enfin acteurs de notre société.
(1) Dans son rapport mondial, Reporters sans frontières pointe la dégradation de la liberté de la presse en France depuis quelques années : http://fr.rsf.org/report-france,104.html.
(2) Lors de la finale de la Coupe de la Ligue opposant le PSG à Lens le 29 mars 2008, une banderole indiquant « Pédophiles, chômeurs, consanguins : bienvenue chez les Ch’tis » avait été déroulée par des supporters du PSG. Merci à Alain de m’avoir remémoré cette formule (faire des spéciales cace-dédi, c’est tout le plaisir d’avoir un blog).
Les Nouveaux Chiens de garde, de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat, avec plein de journalistes dedans. France, 2011. Sortie le 11 janvier 2012.
J’attends avec impatience une copie.
Il passe dans cinq salles à Paris… Pas sûr que le film dépasse Intouchables, avec si peu d’exposition
Si tout se passe bien, une copie a été commandée et pourrait débouler chez moi dans quelques semaines. Non, le film ne dépassera Intouchables mais il devrait dépasser DROIT DANS LE MUR de Pierre Richard qui a terminé sa carrière en 1997 avec 14 entrées.
Et sur seulement 7 copies, La Grande Vadrouille attirait plus de 14 millions de spectateurs, les 3 derniers millions étaient récoltés sur 50 copies.
Voilà, j’ai écrit 3 fois le mot “copie”, mon week-end est déjà réussi.
14 entrées… Tu as oublié un zéro ou c’est vraiment ça ?
Moi, si je réalisais un film et que je voyais qu’il faisait moins de 100 entrées, j’achèterais 100 tickets pour essayer de créer le buzz
Plus sérieusement, aujourd’hui on n’est plus à l’époque de La Grande Vadrouille. Hormis quelques heureux hasards, les films marchent parce qu’ils inondent le marché : 500 copies ou plus, de la promo à foison, du marketing pour des millions… Difficile pour les “films du milieu” ou même les films encore plus modestes de rivaliser.
Y a quelques jours, j’ai vu Poujadas trépigner comme un enfant devant Franck Dubosc invité au JT pour son film Sept jours en or (ou 8, ou 10, ou “Une semaine en or”, ou “Une famille en or”, je me rappelle plus et j’ai la flemme de taper ça dans Google). Ce film n’a besoin de personne, même s’il est bon (naaan, j’déconne) ; certes, Poujadas n’allait pas inviter les réal des Nouveaux Chiens de garde étant donné qu’ils se foutent de sa gueule dans le film, mais il me semble qu’il y avait des films plus intéressants la même semaine…
C’est bien 14 entrées, bon dernier au box-office sur le ciné-chiffres 1990-2000.
Oui, ce qui compte aujourd’hui, sans jeu de mots, c’est d’abord le résultat au box-office, le retour sur investissement, l’attention à donner de l’addiction.
Pour le(s) reste(s), se faire bousculer 1 fois l’an devant un grand écran, c’est déjà beaucoup demander. J’espère qu’une copie de “Les nouveaux chiens de garde” arrivera bien chez moi. Tout ça me ramène à l’immense film de Jean-Louis le Tacon “Cochon qui s’en dédit” sorti dans les années 70 et qui raconte le monde d’aujourd’hui. J’en ai encore des frissons.
Ayé, y’a une copie chez moué!
Alors ?
J’y vais dimanche, juste après la messe.