C’est bien parce que Jim Mickle n’aime pas cette mode des remakes américains de films d’horreur étrangers qu’il a bien fait de s’attaquer à Somos lo que hay, de Jorge Michel Grau, avec We Are What We Are, présenté à la 45e Quinzaine des réalisateurs. Parce que sa démarche est réfléchie, dans un souci permanent de prolonger l’œuvre de son prédécesseur, de la compléter et de l’élargir sur d’autres thèmes pour se l’approprier et signer un film personnel. Explications (et spoilers).
Vous avez dit que c’était criminel de faire le remake d’un film étranger… alors pourquoi ce film ?
Je devrais dire que c’est criminel de faire un remake sans essayer d’ajouter ou d’adapter. Et c’est le cas de Let me In, le remake de Morse, par exemple. La version suédoise n’avait aucun défaut. Se contenter de la traduire en anglais et de reprendre des scènes plan par plan, ça n’a pas d’intérêt. Dans le cas de Somos lo que hay, Jorge a fait un film très spécifique au Mexique. Il avait vraiment un concept géant, mais je pense qu’il n’en a exploité qu’une petite partie et qu’il a laissé un canevas qui laissait de l’espace pour jouer avec ce concept de beaucoup de manières. Je me suis dit que c’était un défi artistique de faire un film qui reste proche de l’œuvre originale mais qui soit aussi un film personnel pour moi et pour tous ceux qui y ont participé.
Au final, vous avez fait des choix très différents…
Oui, on a voulu tout inverser. Changer le sexe des personnages, le situer à la campagne plutôt qu’à la ville, et l’américaniser, non pour le rendre mainstream mais pour aborder des sujets américains. Somos lo que hay était intéressant parce qu’il était très mexicain, urbain et personnel. Il y a beaucoup de choses dans son film que je ne comprends pas vraiment, ou en tout cas que je ne connais pas, que je n’ai pas vécues.
Pourquoi avez-vous voulu que ce soit, dans votre version, des filles qui prennent le relais de ce rite familial ?
Au début, c’était juste pour être différent de l’original. Et puis c’est devenu très intéressant, parce qu’on pouvait aborder la question des droits des femmes aux Etats-Unis et la manière dont on aime prétendre qu’elles sont égales sans qu’on les traite de façon égale : comment les hommes font semblant alors qu’ils veulent toujours contrôler les femmes, et le rôle de la religion dans cette poursuite de l’inégalité. Pour Somos lo que hay, la question était plus celle du patriarcat et de la place de chef de famille. Et moi c’est quelque chose que je ne connais pas. J’ai grandi avec mon père, parce que ma mère est partie quand ils se sont séparés. Donc c’est un homme qui tout à coup, a dû devenir à la fois un père et une mère. Je voulais faire un film sur ces questions alors que celui de Jorge est plus sur la question du père, comment le remplacer, etc.
Plus que la religion en elle-même, finalement, c’est sur les traditions et les rôles traditionnels que vous vous penchez.
Oui, parce que souvent la religion devient une tradition. On répète les choses qu’on nous dit de faire, et on finit par oublier pourquoi ça a commencé ou pourquoi ça existe. Quand on dit de faire quelque chose depuis la toute petite enfance, ça touche à la question intéressante de l’inné et de l’acquis. C’est pour ça que j’espère que la fin est ambiguë.
Justement, cette fin donne un nouvel éclairage sur tout le film. Pourquoi ce dénouement ?
Pour moi, c’était presque la seule possible. Chacun des personnages obtient ce qu’il veut. J’espère que c’est la fin parfaite, à la fois inévitable et inattendue. Pour moi, ça fonctionne vraiment d’un point de vue dramatique, notamment pour Bill, le père. D’une certaine manière, il gagne, il passe le flambeau. Finalement, il y a quelque chose de beau dans cette fin, même si ça se fait dans le sang.
Pourtant, We Are What We Are n’est pas sanguinolent, on doit même attendre les deux tiers du film pour que le cannibalisme soit évoqué. Pourquoi avoir choisi de mettre cette question de côté pendant tout ce temps ?
Je voulais être pris au sérieux. J’ai fait deux films avant qui parlaient de choses intenses, socialement et politiquement. Mais souvent dans ce genre de film, l’horreur fait barrage. Les gens ne prennent pas les personnages ou les sujets du film au sérieux parce qu’ils sont distraits par le fait qu’il s’agit d’un film de genre. Je voulais quand même faire un film de genre parce que c’est ce que j’aime et qu’il permet d’explorer des thèmes importants qu’on ne peut pas aborder dans d’autres types de film. Ici, ça m’a semblé être une bonne opportunité parce que les gens s’attendent à du sang et de l’horreur. C’était une façon intéressante de dire « Non, on va traiter ça de la manière exactement contraire, avec des belles images, et en rendant le film presque sensuel. » On comprend mieux les personnages ainsi, et quand l’action finit par arriver, on ne les prend pas pour des monstres, mais on compatit.
Pour ça, vous avez aussi allégé l’humour et le grotesque du film original…
Oui, parce que parfois, dans le film de Jorge, la comédie empêchait le message de passer. Et je pense, dans la première conversation que nous avons eue, qu’il a regretté certains de ses choix. Et puis, je trouvais que le fait de laisser trop d’humour aurait permis aux gens de se dire que finalement, ce n’est qu’un film. Je voulais que le film soit plus autour de cette famille et de la perte de la mère, je voulais que le public comprenne ça, le ressente.
Vous avez parlé avec Jorge Michel Grau, vous avez travaillé ensemble ?
Je lui ai parlé une fois, et je l’ai rencontré seulement avant-hier, ici à Cannes. Quand je lui ai parlé la première fois, on avait déjà écrit le scénario, mais j’avais peur de lui dire qu’on avait pris son histoire et fait exactement l’inverse. Donc je lui ai dit qu’on avait quelques idées et lui en ai proposé quelques-unes, alors que j’avais la première version du script près de moi. Mais je lui ai demandé ce qu’il en penserait si on faisait comme ça. C’était une conversation sur Skype, avec un interprète, et je voyais Jorge parler beaucoup, avec une certaine intensité. J’étais persuadé qu’il détestait l’idée. Et puis l’interprète a fini par me dire qu’il adorait. Et j’ai même l’impression que ça l’avait inspiré. C’était bien de savoir qu’on avait sa confiance. J’ai beaucoup de respect et de reconnaissance pour la manière dont il nous a laissé faire, et dont il s’intéressait à ce qu’on allait faire.
L’une de vos actrices, Ambyr Childers, qui joue l’aînée, vient d’une famille mormone, en quoi cela était-il intéressant pour vous ?
Pour moi, il y a beaucoup de parallèles à faire entre le mormonisme et notre histoire. Et c’est aussi pour ça que j’ai aimé le scénario au départ parce qu’on pouvait y mettre beaucoup de choses. En fait on devait tourner avec une autre actrice, et deux jours avant le tournage, elle a dû se retirer du projet. J’ai rapidement revu les auditions et quand j’ai appelé Ambyr, elle m’a tout de suite dit qu’elle avait grandi dans une famille mormone et qu’elle s’identifiait à beaucoup d’aspects de l’histoire. J’ai pris ça comme un cadeau, un signe (de qui que ce soit) qu’elle était le bon choix.
Comment a-t-elle réagi à la fin et au message du film ?
Elle a adoré. Elle a complètement compris ce que je voulais faire. Elle n’est plus dans cette église. Elle est partie à New York pour devenir actrice et en se retrouvant dans cet univers plus grand, elle a repensé beaucoup de choses de son éducation. Elle a, elle aussi, un genre de conflit avec sa famille. Je ne pense pas que c’était une famille d’extrémistes, mais ils avaient quand même leurs croyances et traditions. En fait, on n’en a jamais vraiment parlé, mais ça me suffisait de savoir d’où elle venait, qu’elle comprenait le film et qu’elle pouvait le ressentir à sa propre manière.
La fin n’est-elle pas un peu pessimiste ?
Oui, peut-être. Mais j’aime penser que quand elles partent avec le livre, elles n’en prendront que les bons côtés, pas seulement au pied de la lettre, et qu’elles trouveront un moyen d’en adapter le message à une nouvelle tradition mieux attentionnée. On imagine une suite que Jorge pourrait réaliser.
Vous avez ajouté la maladie du prion, c’était par volonté de réalisme ?
J’ai fait beaucoup de recherches pour comprendre ce qui se passerait vraiment si on faisait ça, et je trouve ça incroyable que la nature ait inventé un mécanisme pour empêcher les gens de se manger entre eux. C’est fascinant. En gros, c’est la vache folle pour les humains. On a été aussi réalistes que possible sur cette question.
Avez-vous vu Last Days on Mars, également à la Quinzaine, et qui pose aussi un certain réalisme dans le film de genre. Est-ce une nouvelle tendance du cinéma de genre ?
Je pense, oui. On passe par des phases. Dans les années 1970, c’était très réaliste, on parlait de la guerre du Vietnam, de choses intéressantes. Les années 1980 étaient nulles. Le but était de faire le plus de films possible, le plus vite possible, et le moins cher possible. Dans les années 1990, c’était l’ère de Scream et d’un genre de postmodernisme autoréférencé. Et maintenant, après le 11-Septembre et l’Irak, il y a à nouveau quelque chose à dire. Et les gens veulent prendre les choses au sérieux, ne plus se contenter de se marrer en tuant des gens. Le cycle dans lequel on est est vraiment intéressant. J’espère qu’on restera dans cette voie.
We Are What We Are de Jim Mickle, avec Bill Sage, Ambyr Childers, Julia Garner… Etats-Unis, 2013. Présenté à la 45e Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes.
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