Les silences exaltés de Suzanne
Le film débute dans les coulisses d’un spectacle d’enfants. Des images muettes défilent sous nos yeux. On maquille, on met en place les coiffures, on réajuste les costumes. Dans le silence agité et fibreux des petites filles. Et puis, elles entrent en scène. Parmi les paillettes rougeoyantes et les plumes noires, Suzanne tournoie. Elle sourit, menant la vie comme une danse. En préambule annonciateur des vertiges qu’ils connaîtront, le père et la petite sœur gardent les yeux rivés sur la danseuse exaltée.
Nous sommes dans les années 1980, Suzanne a sept ans. Scène de dispute familiale. Suzanne et sa sœur mettent la table pour le dîner. Dans la petite cuisine de l’appartement, un filet d’air s’échappe du chassis boisé des fenêtres, embuant les vitres par l’effet de condensation. C’est à ces fenêtres que Suzanne soufflera ses désirs, qu’elle et son père se confronteront, que lui mesurera plus tard, toute sa solitude d’homme vieillissant. Pour le moment, le père arbore une coupe de cheveux à la John Travolta négligée, rince quelques verres à l’évier. Suzanne le regarde, il a le dos tourné. Elle lui annonce qu’elles n’ont pas mangé à midi. « On jouait dans la cour avec les grands, personne ne nous a appelées pour aller manger. » Petite provocation de sa part, après avoir enclenché le répondeur et fait résonner dans leurs oreilles attentives, la voix d’une femme invitant leur père à dîner, lorsqu’il le souhaitera. Montée graduelle des éclats de voix d’un père veuf désoeuvré, muet dans sa douleur et son incapacité à accepter l’amour d’autrui. Joues et yeux rougis de Maria, la petite sœur, qui pose le menton sur le rebord de la table. Gros plan sur ses yeux immenses imbibés. Nous sommes à sa hauteur, face à elle. En hors champ, refusant d’affronter les soupçons de Suzanne, le père condamne Maria qui a oublié si « Oui ou non? », elle avait mangé à la cantine. Larmes déchirantes de Maria. Ecran noir. Nous retrouvons les personnages, dix ans plus tard.
Tout le long du film, la réalisatrice trouera l’espace temporel par saccades discontinues et le videra des moments-clés qui ponctuent la vie du trio familial. De l’enfance de Suzanne à ses trente ans, de nombreuses omissions seront faites. De ces espaces laissés en suspens, de ces ruptures dans le continuum de leurs vies, se dégage un sentiment étrange. Il y aurait eu des tremblements de terre et puis les décombres. Nous en serions là, aux décombres, sans même avoir vu les toitures s’ébranler. Nous serions déjà sur cette terre tremblée. Nous serions à ces endroits instables, où tout est à venir, à espérer, à rêver, à nier, à refuser. L’agencement de ces ellipses comme possible dialogue entre les personnages, emmurés dans leurs silences. Le film condense ces différents glissements d’amour qui lient les uns et les autres. Au cœur, l’amour paternel et fraternel, puissant, une soudure pleine et solide qui panse mais dissimule mal la brèche d’ivresse sentimentale des personnages. C’est Suzanne qui éclatera. Suzanne qui répondra à l’appel foudroyant de la vie. Impétueuse et exaltée.
Suzanne, de Katell Quillévéré. France, 2013.