Chemin de proies
En 1971, c’était à Clint Eastwood que le rôle d’un caporal blessé échouait dans Les Proies, réalisé par Don Siegel. Le film, trop cynique pour l’époque, montrait Eastwood comme un salaud et non comme le héros américain qu’il devait être. Résultat : un échec commercial et critique. A rebours, Les Proies a pourtant constitué une réussite : d’abord parce qu’il a indirectement permis à Clint Eastwood de passer peu après à la réalisation avec le superbe Un frisson dans la nuit (Play Misty for Me en VO), dans lequel on retrouve également un homme tourmenté par une femme. Don Siegel y joue d’ailleurs un petit rôle. Ensuite, parce qu’il faut bien le dire : Les Proies de Don Siegel, première adaptation du roman de Thomas Cullinan, était sacrément bon.
En 2017, Sophia Coppola réadapte Les Proies. Avec sobriété et beaucoup d’élégance. Il s’agit moins d’un remake du film de Don Siegel que d’un hommage à un cinéaste souvent décrié malgré son héritage. Car L’Invasion des profanateurs de sépultures, film phare de la SF moderne et métaphorique, c’est lui ; L’Inspecteur Harry, modèle du polar poisseux avec Clint Eastwood, c’est lui ; le film-testament Le Dernier des géants avec John Wayne, c’est encore lui. Ce n’est pas un hasard si depuis quelques années, vingt-cinq ans après sa disparition, on s’intéresse de nouveau à Donald Siegel.
Dans Les Proies, un caporal nordiste blessé à la jambe trouve refuge dans un pensionnat de jeunes filles sudiste. En pleine guerre de Sécession, elles sont encore quelques-unes à continuer de suivre les cours et enseignements donnés par la professeur Edwina (Kirsten Dunst) et la directrice de l’école, Martha (Nicole Kidman). L’homme est vu d’un mauvais œil, mais la charité chrétienne oblige à lui porter secours plutôt qu’à le livrer en pâture à l’armée sudiste. Et puis, dans ce petit univers fermé et exclusivement féminin, l’arrivée d’un mâle fort et cultivé suscite beaucoup d’intérêt. Le caporal McBurney sait jouer de ses charmes : entre la pensionnaire délurée (Elle Fanning), la professeur désespérée et la directrice d’école troublée par ce corps robuste, le militaire devine très vite que s’il ne veut retourner ni au front ni à l’échafaud, le pensionnat et son jardin sont pour lui un paradis inespéré à défendre coûte que coûte. Pour y rester, il va falloir séduire et faire des promesses. La cinéaste propose d’ailleurs une lecture plus ambiguë que celle de son prédécesseur, les proies n’étant pas toujours celles qu’on croit. Moins fantaisiste que de coutume, Sofia Coppola saisit l’atmosphère incandescente du moment. Comme un western, Les Proies offre aux regards et aux non-dits plus de poids qu’aux rares actions : l’arrivée du Yankee, sa dépendance grandissante, l’inéluctable dénouement en sont les trois moments d’intensité dramatique. Les Proies avance avec lenteur, offre au spectateur un duel saisissant et effroyable entre une Nicole Kidman protectrice et un Colin Farrell calculateur. Autour de ces deux acteurs parfaits, une Kirsten Dunst mélancolique et une Elle Fanning à la nubilité impatiente, admirablement dirigés par Sofia Coppola qu’on n’attendait pas dans un récit aux contours classiques. Le résultat réhabilite le cinéma de Don Siegel et redonne à celui de Sofia Coppola l’aura qu’il mérite. Des Proies de choix.
Les Proies (The Beguiled) de Sofia Coppola, avec Colin Farrell, Nicole Kidman, Kirsten Dunst, Elle Fanning… Etats-Unis, 2017. En compétition au 70e Festival de Cannes.