Il y a des films qui vous transpercent. Des films qui, une heure et demie auparavant n’existaient pas et après, qui sont tout. Des œuvres d’une telle beauté que la seule envie qui se saisit de vous après visionnage – pour peu que vous soyez porté sur la chose, on se comprend – c’est d’écrire à leur sujet. Ecrire des choses belles et émouvantes, trouver des phrases aux tournures infiniment poétiques, des phrase qui s’imprimeront durablement dans la mémoire des lecteurs, à tel point qu’ils n’auront pas d’autre choix que d’aller au cinéma pour calmer l’incendie que ces mots auront allumé en eux. De tels films existent, The Duke of Burgundy en fait partie. Mais je serais incapable d’en approcher le mystère ou la beauté formelle avec les maigres mots que je maîtrise. Parce que ce rêve fou qui a germé – égaler la splendeur du film par une critique toute aussi éloquente et réussie – est totalement vain.
Le film de Peter Strickland raconte une histoire d’amour entre deux femmes. Une histoire de domination et de jeu de rôles. Une histoire où les codes et les règles ont une importance primordiale. Et quand, au sein de cette histoire de leurs histoires, l’une d’entre elles sort de son rôle, leur relation se crispe.
Qu’est-ce que le désir et comment naît-il ? Comment s’entretient-il ? La fiction est–elle finalement plus forte que la froide réalité ? Les thèmes et questionnements qui traversent The Duke of Burgundy sont bien connus. Comme toutes les œuvres fétichistes, ce n’est pas le fond qui va marquer durablement la rétine, mais la forme. La forme que cette quête de désir va prendre et les abîmes dans lesquels les personnages vont plonger pour assouvir leurs désirs.
Fétichisme, le mot est tombé. Le film entier, en soi est un objet, un bel objet. Il n’y a pas un plan qui ne soit pas soigné, méticuleusement pensé. L’image est sublime, la lumière et les couleurs ravissent le regard à chaque instant. Et dans ce bel objet, que l’on a envie de poser chez soi, d’exposer pour embellir son intérieur, chaque objet, chaque décor est beau. Les verres à eau sont superbes. Le film célèbre le moindre détail comme si c’était un tableau de maître. Il suffit de voir ce plan sur des culottes qui trempent dans de l’eau savonneuse pour succomber au culte qu’instaure le film.
Ainsi, on est entraîné, fasciné dans un univers uniquement peuplé de femmes, dans un village qui pourrait être un pays d’Europe de l’Est. La période est incertaine, peut-être les années 1960-1970… Toutes les femmes assistent à des conférences de « lépidoptéristes », les experts en papillons. D’ailleurs, le seul « homme » de tout le film est ce fameux Duke, vous l’aurez compris, c’est un papillon : la Lucine…
The Duke of Burgundy est une œuvre énigmatique, un labyrinthe sensoriel exquis. Ceux qui ont vu le précédent film du réalisateur, le sublime Berberian Sound Studio savent à quoi s’attendre (ou presque…). Il y a dans une séquence de ce film vénéneux et tendre à la fois plus de « cinéma » que dans la majorité des sorties annuelles*.
Ainsi, on constate à quel point l’auteur tente de s’approcher de l’émerveillement qu’il a ressenti en se laissant emporter par les ailes de ce long-métrage envoûtant. Et à quel point il retombe irrémédiablement dans la basse description d’émotions sincères mais esthétiquement inadéquates.
The Duke of Burgundy, c’est le cinéma en tant que geste. La beauté de ce geste, et de ceux qui sont filmés, le talent artisanal presque, de la fabrication et l’assommante beauté d’une fiction qui se déroule – semble-t-il – au moment même où l’on regarde. Car c’est là le grand mystère de ce film, celui qui me hante depuis que je l’ai vu (mais en suis-je si sûr ?) : j’ai l’impression que le film n’existe pas en dehors de sa projection, qu’une fois le visionnage terminé, il retourne dans les eaux profondes d’où il a émergé. Et ainsi je justifie mon incapacité à en parler, car j’essaye de cerner une œuvre qui m’échappe, qui échappe au triste réel (triste langage), car elle appartient à un monde où l’imaginaire détient à lui seul les clés de la compréhension.
Et j’envie ce film de vivre là où j’ai toujours voulu exister. Et je le remercie de m’y transporter et de me donner à vivre l’amour de ces femmes, un amour de l’image, passion ô combien dangereuse et insatiable.
*La phrase donc qui aurait dû figurer sur l’affiche du film… Ô Vanité quand tu nous tiens…
The Duke of Burgundy de Peter Strickland, avec Sidse Babett Knudsen, Chiara D’Anna, Eugenia Caruso… Royaume-Uni, 2015. Sortie le 17 juin 2015.