Ulysse, souviens-toi !, de Guy Maddin

 

Ulysse, souviens-toi !, de Guy MaddinRegarder un film de Guy Maddin est toujours une expérience fascinante, une sorte de retrouvaille avec un cinéma quasiment disparu. Si Ulysse, souviens-toi ! a été entièrement tourné en numérique, Guy Maddin est avant tout un cinéaste de la débrouille, habitué à filmer en super-8 et à pallier le manque de moyens par une créativité inattendue. En jouant sur le grain de l’image et en donnant une place primordiale au montage, il atteint un résultat unique et remarquable. Car rien ne ressemble plus à un film de Guy Maddin qu’un film de Guy Maddin. L’affirmation est à entendre avec la plus grande déférence : Maddin est l’un des rares cinéastes actuels à savoir faire fi d’interrogations commerciales, d’une esthétique lissée et de codes normatifs. On pourrait le rapprocher d’un autre bricoleur de génie qui sort ses films de ses rêves, Michel Gondry, et même de David Lynch, dont l’univers de Twin Peaks n’est jamais loin de celui de Maddin. Mais il est surtout un héritier du surréalisme, et on pense volontiers à Luis Buñuel (époque Un chien andalou) ou à Alejandro Jodorowsky, pape du film-drogue – comprendre, un film qui fait le même effet qu’une prise massive de stupéfiants.

Dire que Guy Maddin parsème son œuvre d’éléments autobiographiques serait injuste et réducteur : inspiré par un imaginaire onirique riche, le cinéaste y croise forcément les figures, les lieux et les thèmes qui font partie de sa vie. Mais les transforme, les tord à la façon de Dali ou Ernst, liant l’humour à l’horreur. Guy Maddin convoque ses fantômes, à commencer par son père, qu’il a perdu lorsqu’il avait 21 ans. A travers toute son œuvre plane la figure paternelle : absente (Des trous dans la tête), œdipienne (The Dead Father), faible (Et les lâches s’agenouillent…), moquée (The Saddest Music in the World) ou fantasmée (Ulysse, souviens-toi !), elle n’est jamais le thème du film mais toujours un catalyseur, qui sonne comme l’éternel regret d’un fils de n’avoir pas connu suffisamment son géniteur.

John Ford disait : “Quand la légende dépasse la réalité, imprimez la légende.” Cet adage, Guy Maddin se l’est approprié, constituant d’ailleurs ainsi un autre point commun avec Alejandro Jodorowsky, dont le livre L’Arbre du dieu pendu relate la vie fantasmée de ses parents. En cela, les films de Guy Maddin n’ont finalement que peu d’éléments autobiographiques véritables, puisque tout y est mélangé, modifié, revécu. Même dans le faux documentaire Winnipeg, mon amour, qu’il consacre à la ville où il a grandi, Maddin confère aux éléments une existence propre et fluctuante. Au lieu de décrire tristement la réalité, le cinéaste la transcende et la rend fabuleuse, toujours sensuelle (et sexuelle). Impossible, alors, de détacher de ses films le rêve de la réalité. Ils constituent tous un triomphe de l’imagination ; à l’impossibilité de démêler le vrai du faux s’ajoute la faculté du réalisateur d’étirer le temps, de faire des ellipses, de sauter du passé au présent, de rendre possibles tous les paradoxes. Le cinéma comme fantasmagorie – celle de Georges Méliès notamment – survit grâce au travail de Guy Maddin. Même lorsqu’il jalonne son récit de codes aisément identifiables, il parvient à surprendre.

Jason Patric dans Ulysse, souviens-toi !Ainsi, Ulysse, souviens-toi !, a priori plus réaliste que ses précédentes fictions, commence comme un film de gangsters, pour virer rapidement au film de maison hantée, puis à l’introspection délirante. Ulysse (Jason Patric, surprenant) tente de rassembler ses souvenirs pour retrouver sa famille et sa femme Hyacinth (Isabella Rossellini, muse tantôt magnifiée, tantôt monstrueuse de Guy Maddin), qu’il a abandonnées il y a fort longtemps. L’odyssée qu’il doit entreprendre pour retrouver les siens passe alors par la recherche des objets et des lieux familiers, imprégnés des souvenirs du passé. Le titre original, Keyhole (« le trou de serrure » par lequel regarde Ulysse avant d’entrer dans une pièce), rend davantage justice au monde labyrinthique du cinéaste. Ici, chaque pièce ouvre sur un fragment du cerveau ramolli du papa absent et file la métaphore de L’Odyssée – la recherche de l’épouse et du fils, la jalousie de la nymphe. Guy Maddin avoue s’être nourri autant d’Homère que de Gaston Bachelard pour réaliser Ulysse, souviens-toi !. Avec La Poétique de l’espace de Bachelard, le réalisateur a découvert la poésie, les souvenirs et les fantômes qui se cachent dans chaque recoin familier, et a décidé d’en faire un film.

Ulysse murmure : « Je ne suis qu’un fantôme, mais un fantôme n’est pas rien… » Chez Maddin, la force poétique vient de situations diverses : amputations, enquête policière, adultère et autres déviances sexuelles, amnésie, et désormais, retraite de gangsters. L’extraordinaire survient toujours là où on l’attend le moins. D’un film à l’autre, Guy Maddin explore son subconscient, qu’on croirait (et qu’on espère) illimité, et réinvente son propre cinéma. De Archangel à cet Ulysse, souviens-toi !, l’univers de Guy Maddin est immense, génial et sans égal, sans jamais tomber dans la redite. Qu’est-ce qui ressemble le moins à un film de Guy Maddin ? Un film de Guy Maddin…
 

Les bonus du DVD Ulysse, souviens-toi !

La glorieuse orgie de Glorious, de Guy MaddinNon content de détenir la précieuse œuvre de Guy Maddin, ED Distribution agrémente chaque DVD du metteur en scène canadien de nombreux bonus : commentaires, interviews, making of, documents divers et courts-métrages. L’essentiel de la filmographie de Maddin étant d’ailleurs composé de formats courts, l’acquisition de ses DVD est une incomparable mine d’or pour qui veut mieux connaître son travail. Ulysse, souviens-toi ! ne déroge pas à la règle, puisqu’on y trouve largement de quoi prolonger l’expérience du film. Deux interviews et trois courts-métrages sont présents sur la galette : F’Hole est signé Eric Perlman, quand Glorious et Send me to the ‘Lectric Chair, réalisés en 2009 par Guy Maddin, s’inscrivent dans l’univers du réalisateur.

Glorious est l’histoire d’un mafieux au crépuscule de sa vie et d’hommes de main armés jusqu’aux dents. Une vision hallucinée en plusieurs tableaux, aux trouvailles visuelles riches et à l’érotisme débordant, jusqu’à l’orgie d’outre-tombe. Perversions et fantasmagorie, du pur Maddin avec la « gueule » Louis Negin. De la sensualité et des déviances, Send me to the ‘Lectric Chair n’en fait pas non plus l’économie. Avec la muse Isabella Rossellini qui grille, un sourire aux lèvres, sur une chaise électrique et des femmes aux danses lascives, Send me to the ‘Lectric Chair n’est pas sans renvoyer à la bizarrerie poétique des autres œuvres de Maddin, notamment le sublime The Saddest Music in the World.

Le troisième court, quant à lui, n’est pas signé Maddin mais Eric Perlman. F’Hole constitue une sorte de making of de la musique d’Ulysse, souviens-toi !, et mêle aux images du film celles du travail du compositeur Jason Staczek. Car la musique, souvent omniprésente dans l’œuvre de Maddin, y a surtout une place toute particulière : « Le cinéma a la musique, mais il a aussi une musique visuelle. […] Il peut nous emmener en des lieux aussi nombreux et aussi lointains que la plus puissante des musiques… si seulement on s’autorisait à le regarder ainsi. » Des deux interviews du réalisateur présentes sur le DVD, celle consacrée à la musique chez Maddin est fascinante et en dévoile un peu plus sur la passion créatrice du monsieur. La seconde interview, elle, insiste sur la naissance et la symbolique dans Ulysse, souviens-toi !… Vous l’aurez compris, les bonus sont aussi recommandés que le film.

 
Ulysse, souviens-toi ! (Keyhole) de Guy Maddin, avec Jason Patric, Isabella Rossellini, Louis Negin, Udo Kier… Canada, 2011. Sortie en salle le 22 février 2012. Sortie DVD le 16 octobre 2012.