Under the Shadow, de Babak Anvari

 

Djinn tonique sous les bombes

Under the Shadow, de Babak AnvariAu début des années 1980, l’Iran dirigé d’une main de fer par la jeune révolution islamique est engagé dans une guerre totale (qui durera huit ans, devenant de fait l’une des plus longues de l’histoire contemporaine) contre l’Irak de Saddam Hussein. La population de Téhéran vit au rythme d’incessantes et terrorisantes alertes aux bombardements quand un obus se fiche dans le toit de l’immeuble où une jeune mère vit seule avec sa fille après le départ pour le front de son mari médecin. Refusant de quitter son appartement pour se mettre à l’abri dans sa belle famille à tendance conservatrice, Shideh constate d’étranges changements de comportement chez la petite Dorsa alors qu’apparaissent au quotidien d’inquiétantes manifestations surnaturelles. Comme ne cesse de lui répéter une voisine, le missile serait le vaisseau d’un esprit malfaisant, un djinn voyageant avec le vent en quête d’une âme pure à posséder.

Au jeu des pronostics d’avant festival, on était loin d’imaginer que la surprise viendrait du film iranien de la compétition 2017. Il faut reconnaître qu’un film de genre iranien, premier long-métrage de surcroît, sur une histoire de possession démoniaque, suscitait au mieux de la curiosité, au pire de l’indifférence. La plus belle des récompenses étant toujours celle qui torpille sans ménagement nos préjugés les plus tenaces, on est alors incroyablement heureux et ému d’avoir découvert sa pépite, sa révélation, son coup de cœur absolu. Car Under the Shadow de Babak Anvari est un de ces moments de grâce plutôt rare et génialement marginal dans l’univers parfois trop codifié du film d’auteur à vocation horrifique.

Plus grand qu’un genre où il est finalement un peu à l’étroit, ce premier film écrit et réalisé par un seul homme est d’une incroyable maturité à la fois formelle et substantielle. Dans le huis clos étouffant et quasi exclusif d’un appartement-prison devenu paradoxalement un îlot de liberté – quand à l’extérieur règnent conjointement le chaos de la guerre et l’atroce ordre moral instauré par les Mollahs – la peur et l’angoisse infusent le quotidien d’une femme prête à entrer en résistance contre les forces hostiles qui veulent lui prendre sa fille. Armée d’un misérable rouleau de scotch – avec lequel elle colmate et défend ce qui peut encore l’être – de son rationalisme et de son amour pour Dorsa, Shideh engage une lutte allégorique à armes inégales contre l’intrusion insidieuse et inéluctable des démons de la guerre et de la morale religieuse qui menacent de les anéantir et de les soumettre. Une porte qui s’ouvre, une fissure au plafond, une fenêtre brisée, une poupée perdue, une K7 vidéo saccagée de Jane Fonda en mode prof de fitness… La terreur jaillit par éclairs d’une violence inouïe des détails les plus anodins d’un quotidien devenu mortifère.

Portée par une mise en scène tirée au cordeau d’où la poésie n’est jamais absente, l’actrice principale Narges Rashidi fait une composition remarquablement nuancée dans un rôle de femme insoumise qui, après avoir été déchue du rêve de sa vie – elle voulait être médecin – par les gardiens de la révolution, se bat pour ne pas perdre tout ce qui lui reste, sa fille. Au-delà de cet art iranien de la représentation à la fois pudique et clinique de l’intime – on pense bien sûr à Asghar Farhadi – Under the Shadow est représentatif d’un cinéma de genre moderne où les codes de l’épouvante cohabitent en parfaite harmonie avec des enjeux qui leur sont supérieurs.

 
Under the Shadow de Babak Anvari, avec Narges Rashidi, Bobby Naderi, Arash Marandi… Angleterre, Iran, Jordanie, Qatar, 2016. Prix du Jury du 24e Festival du film fantastique de Gérardmer.