2015 débute mal et on peut raisonnablement se demander si la publication d’un papier de cinéma qui célèbre l’année 2014 a sa place ces jours-ci. Peut-on penser à des futilités alors que la liberté d’expression est atteinte et que la France traverse un terrifiant épisode ? Les événements de ces derniers jours ont montré une France solidaire devant l’inhumanité, résolue à la combattre. On dit de la culture, pourvoyeuse de savoir et d’intelligence, qu’elle est le dernier rempart contre la barbarie : alors nous aussi, à notre manière, nous combattons l’ignorance et la sauvagerie. Chaque rédacteur de Grand Écart a sélectionné un film de 2014 qui l’avait notablement marqué, ainsi que quelques « fragments », comme nous en avions déjà proposés, qui ont constellé l’année cinématographique. Pas de « top », pas de « meilleur » film, simplement des choix et conseils à piocher au hasard des envies.
Mais 2014, ce fut aussi : le concours de fellations par deux adolescentes goulues dans un train de nuit dans Nymphomaniac, Xavier Dolan devenu adulte avec le maîtrisé Tom à la ferme (mais redevenant adolescent pénible avec Mommy), la lancinante chanson marocaine d’Only Lovers Left Alive, une scène de procès intimiste et lacrymale dans In the Family que ferait mieux de regarder Christine Boutin, la fracassante arrivée de Jake Gyllenhaal comme dans un jeu de quilles au panthéon des acteurs oscarisables avec Nightcall, Budapest déserte et encerclée de chiens errants en quête de rédemption et de vengeance dans White God ou encore la renaissance d’Eric Rohmer et de Jocelyn Quivrin grâce au bucolique Maestro.
Mais 2014, ce fut aussi la tristesse sur le visage Mary Bee Cuddy incarnée par Hilary Swank dans The Homesman de Tommy Lee Jones.
Les lumières s’éteignent dans la salle. Les premières images projetées à l’écran m’extraient de la réalité, des formes rondes aux matériaux lisses, insondables évoluent, s’altèrent, se modifient, hésitent entre l’infiniment petit, l’infiniment grand. J’entrevois une dimension cosmique à l’agencement de ces sphères étranges, me perd dans cet espace irréel. Un gros plan sur un œil me ramène à la réalité, à des appréhensions formelles plus connues. La caméra bascule alors sur d’autres plans, s’immisce dans le terreau brut de la vie : ciel gris et bas d’une ville écossaise, larges trottoirs, passants affairés, voitures s’engouffrant dans les rues délavées. Nous devenons passagers d’un fourgon conduit par Scarlett Johansson, le personnage principal, une espèce d’alien à l’apparence humaine. Des sons retentissent dans la salle de cinéma, des syllabes qui se contractent, se répètent, qui pétrissent une matière sonore en devenir. Ecran noir.
La nuit tombe, le fourgon stationne au bord de la route. Scarlett s’arrête. Attend. Guette. Un homme passe. Elle descend la fenêtre, l’interpelle. « Tu es seul ? » L’homme monte dans le fourgon, ensemble, ils roulent jusqu’à chez elle. Ils entrent dans la maison. A nouveau, un espace incertain s’ouvre, un espace obscur sans limites spatiales. Les deux personnages évoluent dans cette zone indéterminée, Scarlett se déshabille progressivement, explose les parois fragiles du désir. Nous la voyons avancer lascive, suivie de l’homme exalté. Progressivement, l’homme s’enfonce dans le sol et disparaît. Tel est le processus entrepris par l’alien pour capturer les hommes, les faire tomber dans le liquide noir et visqueux du sol instable de la maison, jusqu’à la pétrification.
Par un procédé de répétition (la recherche, la séduction puis la prise d’une proie humaine par un extraterrestre), la trame narrative du film en devient circulaire, et parvient à capturer notre propre fascination, ajoutant à cette structure, une exploration fantastique des ressources sensorielles de l’image et du son. Alternant des images se rattachant plutôt au style documentaire, caméra à l’épaule, et d’autres résolument plus plastiques, tendant à une dimension métaphysique de l’espace qui rappelle l’écho vide des peintures de Chirico, Under the skin trouble et déroute notre perception de spectateur.
La lumière revient dans la salle obscure. Je sors du cinéma, redescend la rue. Le silence de la nuit urbaine grésille. Hypnotisée, résonne encore en moi la bande originale signée par Mica Levi. Je lève les yeux. Le ciel du mois de juin vibre d’étoiles crépitantes. J’essaie d’imprimer sur ma rétine, alors orientée vers les constellations, un visage.
Mais 2014, ce fut aussi le moment où Josh Charles, dans Bird People de Pascale Ferran, connecté à Skype pour s’expliquer avec sa femme, se retrouve seul. L’image est fixe. Nous considérons l’espace vide de la cuisine américaine, le temps est comme suspendu. La caméra opère un plan rapproché sur l’écran d’ordinateur. L’image saute, et comme une apparition fantastique, un moineau se pose sur le bord de la fenêtre de la cuisine, fait irruption.
Mais 2014, ce fut aussi : l’accent belge de Marion Cotillard, dans Deux jours, une nuit, bien plus naturel que sa mort dans The Dark Knight Rises ou que le kilo et demi de maquillage de La Môme.
La joie éclatante, et surtout flippante, de Julianne Moore et sa chanson d’adieu au petit Micah, « Na Na Hey Hey Kiss Me Goodbye », dans Maps to the Stars.
Le sentiment, dans Pride ou dans Deux jours, une nuit que la lutte est plus importante que la victoire.
La leçon de disco d’un Dominic West permanenté devant des mineurs gallois éberlués dans Pride.
L’évidence : Scarlett Johansson est sexy même quand son visage n’apparaît pas à l’écran, dans Her.
Le futur selon Spike Jonze, qui fait porter à Joaquin Phoenix moustache et pantalon sous les aisselles, ou la victoire du normcore dans Her.
La performance anti-De Niro de Matthew McConaughey, qui a perdu, lui, des dizaines de kilos pour Dallas Buyers Club, l’accent texan en prime.
La grâce de Jared Leto en travesti dans Dallas Buyers Club, ou la rupture définitive avec Jordan Catalano.
La surprise Dans la cour, où la rencontre improbable entre une Catherine Deneuve obsessive, qui se laisse absorber par une fissure, et un Gustave Kervern touchant en ours gentil, le tout sur un ton auquel Pierre Salvadori nous avait peu habitués.
Le travail du chirurgien de Nicole Kidman dans Grace de Monaco.
Le papier peint mal posé de La Chambre bleue.
Mais 2014, ce fut aussi : le spleen insondable des personnages de Only Lovers Left Alive.
La fin de Lucy (parce que WTF ??????).
La musique d’Interstellar.
L’actrice principale de Wetlands, encore inédit en France.
Le premier et le dernier plan de Gone Girl.
La poursuite en ski de The Grand Budapest Hotel et chaque autre plan du film.
La moustache de Joaquin Phoenix et la voix de Scarlett dans Her.
La séquence finale de Boyhood et puis… le passage du temps… les ellipses…
Everything is awesome ! dans La Grande Aventure Lego.
La scène de baston dans la cuisine de The Raid 2.
Quicksilver dans X-Men Days of Future Past.
Chris Pratt et la puissance de la cassette audio dans Gardiens de la galaxie.
La tendresse et la délicatesse tout au long de States of Grace.
Emily Blunt dans Edge of Tomorrow.
Mais 2014, ce fut aussi Bruce Dern, version très vieux, qui va chercher à pied à travers trois Etats le million de dollars promis par une campagne de pub, dans Nebraska d’Alexander Payne. « Je ne savais même pas que ce con voulait être millionnaire », remarque sa femme.
Mais 2014, ce fut aussi Whiplash : full metal baguette !
Interstellar : contrairement aux racontars, pas besoin de doctorat en physique quantique pour aimer ce film. « Just aware », comme dirait JCVD.
Les Gardiens de la galaxie : drôle, pétillant, pétaradant, parfois poétique et tellement pop… Le meilleur de Marvel au cinéma, un pur plaisir pubère à bâfrer sans complexe.
Et le talent de David Fincher dans Gone Girl.
Mais 2014, ce fut aussi l’improbable trio eighties formé par Michael C. Hall, Don Johnson et Sam Shepard dans Cold in July, la dilatation du temps sur la planète Miller dans Interstellar, Iko Uwais dans The Raid 2, les plans expressionnistes de Mister Babadook, les paysages sublimes et désolés de l’extraordinaire Léviathan, le voyage dans l’invisible de Still the Water, la dispute rhétorique entre Aydin et Necla dans Winter Sleep, les jubilatoires « play again » de Edge of Tomorrow, Scarlett superbe dans Under the Skin, et Scarlett ridicule dans le ridicule Lucy. Et bien sûr, le chien d’Adieu au langage.
Mais 2014, ce fut aussi : la lutte pour la vie de Dallas Buyers Club.
L’enthousiasme ridicule autour des Gardiens de la galaxie. Puberté, j’écris ton nom.
Lauren Bacall, Mike Nichols, Robin Williams, Richard Attenborough, Harold Ramis, Marie Dubois, HR Giger. RIP.
Mais 2014, ce fut aussi le panache de Cold In July, la glaçante certitude de Léviathan, la torpeur dans laquelle m’a plongée Only Lovers Left Alive, les pommettes ambiguës de Julianne Moore dans Maps to the Stars, Interstellar qui réconcilie avec les histoires de mecs qui se perdent dans les étoiles, Edge of Tomorrow qui réconcilie avec les jeux vidéo, la folie maternelle dans Babadook qui rappelle que les nuits sans sommeil peuvent faire perdre la boule et qu’être mère célibataire, c’est la bonne grosse tuile, quand même, et enfin, les poils qui se dressent et l’envie de casser de la baguette tout au long de Whiplash.
Un troisième film exemplaire récompensé de l’Ours d’or lors de la Berlinale 2014. Un sombre labyrinthe urbain et industrieux magistralement mis en mouvements et en images par un réalisateur brillant. Black Coal, c’est le symbole d’une liberté d’expression regagnant inéluctablement le lit de son fleuve dans un pays au système moribond, encore embourbé dans sa violence bureaucratique. Le symbole d’une résistance pleine d’esprit, d’une révolte sage, réfléchie et consciente. Black Coal, c’est l’archétype parfait de ce sillon social implacable creusé dans une Chine ouvrière contemporaine à la dérive par toute une association de réalisateurs veilleurs et éveillés, ceux de la générations post-Tiananmen. Et Diao Yinan de venir ainsi rejoindre les Lou-Ye, Jia Zhangke et autre Zhou Xiaowen…