Le superbe film de Jeon Soo-il, Pink, sort en salles ce mercredi 23 octobre 2013. Pour Grand Écart, Alice Fargier a demandé à Jeon Soo-il de rencontrer Jacques Aumont, critique de cinéma et fervent admirateur de l’œuvre du réalisateur coréen. De leur discussion naît un entretien-fleuve fascinant et érudit.
Jacques Aumont : La première surprise de votre film, c’est son titre, Pink. Un mot anglais, et qui a des connotations diverses, dont certaines sont assez équivoques. Pink, la couleur rose, c’est en Occident la couleur des filles – par opposition au bleu clair, qui est la couleur des garçons ; encore aujourd’hui les bébés sont souvent habillés de cette couleur s’ils sont de sexe féminin. Mais c’est aussi un rouge atténué, une espèce de rouge qui n’a pas le courage d’être rouge (je me rappelle que, dans les années 1950, aux Etats-Unis, être pink c’était être un crypto-communiste, un presque-rouge…). Et puis, de nos jours, pink évoque directement le pink film, le porno plus ou moins soft…
Dans votre film, le titre reçoit une explication précise, en référence au panneau rose fixé sur la devanture du bistro qui est le lieu principal ; mais ce panneau n’est que très peu visible (il le devient seulement à la fin, arrivant alors comme une espèce de confirmation, de signe un peu ironique, ou de clin d’œil au spectateur). La patronne du bistro dit même qu’elle ne sait plus bien pourquoi elle l’a mis là, et donne une explication fantaisiste : « Pour voir la vie en rose ? » Pouvez-vous en dire un peu plus sur le choix de ce titre, très différent de celui de vos autres films, qui généralement disent assez clairement de quoi il s’agit, même si c’est parfois sous forme métaphorique ?
Jeon Soo-il : Je voulais donner au bar un nom qui peut avoir des connotations intéressantes pour les caractères des personnages. Pour la patronne, peut-être qu’elle a toujours rêvé d’une vie romantique et heureuse, mais maintenant, elle est dans un moment difficile de sa vie. De même, Su-jin, la serveuse, voulait retrouver la vie de sa jeunesse, qui a été gâchée par la faute de son père. Je pense que ces deux personnages ont dû rêver la vie en rose, et que leurs rêves restent toujours là, un peu pâlis, comme cette couleur atténuée. J’ai pensé aussi que cette couleur rose, pink, peut évoquer le sens de la tristesse, la mélancolie et la blessure du cœur des personnages, et aussi le sang de la blessure du sexe de Su-jin par la violence… Je n’ai pas envie d’expliquer davantage mon choix de ce titre, mais je veux ajouter cependant que je voulais absolument, après le film qui est généralement dans des gammes chromatiques assez ternes, avoir cette couleur pink de l’enseigne lumineuse dans la scène finale, comme un sceau dans un tableau de peinture.
Jacques Aumont : Cette scène de conversation entre les deux femmes, où elles échangent d’un ton rêveur un dialogue à propos du panneau rose, me semble très révélatrice du caractère opaque de vos personnages. Ce sont des gens assez simples, dont chacun a un but principal clairement exposé dans le film : la patronne du bistro veut sauver le vieux quartier de la démolition par les promoteurs immobiliers ; elle est également préoccupée par la maladie psychique de son fils, qui n’est pas dangereuse (il n’est ni psychotique ni autiste), mais qui crée de nombreux problèmes quotidiens ; la jeune fille, elle, veut avant tout échapper à l’emprise d’un père incestueux ; quant au poissonnier, c’est un être simple, qui veut trouver une femme (et croit l’avoir trouvée). Mais votre film fait de ces personnages des êtres énigmatiques, qui donnent l’impression de charrier un lourd passé, d’avoir un mystère dans leur vie. Cela est surtout évident des deux jeunes gens. L’adolescent est dépeint comme mentalement retardé, et du coup, on ne s’étonne pas trop de son comportement, mais il reste totalement imprévisible (et de fait, réserve beaucoup de surprises, jusqu’à la fin). La jeune fille, elle, qui est au fond l’héroïne du film, est généralement peu compréhensible : elle reste le plus souvent muette (notamment dans la scène angoissante du restaurant, où elle refuse de répondre à son soupirant et du coup manque s’étouffer avec la nourriture), et ne s’exprime que de manière corporelle.
Jeon Soo-il : Dans la plupart de mes films, je complète le scénario en repérant les lieux où les personnages vivent ou vont se trouver principalement. Je cherche toujours des lieux dont l’ambiance ressemble à leur caractère. Je préfère montrer le caractère des personnages par l’ambiance des lieux plutôt que par des dialogues. Dans Pink, je voulais que les personnages s’expriment le moins possible jusqu’au dernier moment – jusqu’à ce qu’ils laissent éclater leur désir ou leur oppression de manière corporelle. L’idée était de conserver au maximum la tension intérieure ou dramaturgique jusqu’au dernier moment.
Jacques Aumont : Pour raconter cette histoire de personnes qui flottent dans l’existence et semblent parfois n’avoir pas de rapport à la réalité, vous avez choisi de l’ancrer de manière très réaliste et très concrète dans un lieu bien déterminé, un quartier en cours de rénovation du petit port de Gunsan : sur la côte ouest, loin de vos paysages habituels qui sont plutôt au sud et à l’est de la péninsule). Comme dans la plupart de vos films, vous avez sélectionné des lieux très précis, et surtout vous donnez, de la vie de gens simples dans ces lieux ordinaires, une image à la fois très documentaire, presque ethnographique, et très stylisée. Une des questions qu’on se pose de ce point de vue est celle de votre propre position : avez-vous filmé ce quartier qui bientôt n’existera plus (ou même qui probablement n’existe déjà plus – en Corée, tout va vite) par nostalgie ? Ou bien parce qu’il constituait un décor intéressant (les étagements sur la colline des petites maisons, les escaliers qu’il faut gravir, le bistro au contraire au bord de la grève…) ? Y a-t-il dans votre film une protestation implicite contre la modernisation du pays, trop rapide et trop peu respectueuse du passé ?
Jeon Soo-il : Comme je l’ai déjà dit, les lieux sont importants pour le caractère des personnages. J’ai commencé à faire des films en me fondant sur ma propre histoire. J’ai quitté ma ville natale, Sokcho, au nord-est de la Corée du Sud (près de la frontière), quand j’avais quinze ans. Vingt ans plus tard, j’y suis revenu, pour chercher la maison où j’étais né. Mais elle n’existait plus, à cause de la rapide modernisation du pays : on détruit les anciennes maisons, pour construire d’immenses immeubles d’appartements. C’est à partir de là que j’ai commencé à filmer des histoires autobiographiques, toutes centrées autour d’un personnage qui recherche son identité, un personnage nostalgique, mélancolique, attristé par la perte et la destruction des lieux de sa vie. Pour Pink, j’ai réussi à trouver un bar abandonné, et un quartier sur le point d’être démoli, au bord de la mer. Ce n’est pas difficile, en Corée, de trouver un quartier ou un village près d’être démoli… Mais dans Pink, au lieu de mettre en scène la recherche de l’identité à travers les endroits abandonnés ou en voie de démolition, comme les pauvres gens de La Petite fille de la terre noire, je voulais montrer des gens pauvres qui essaient de mener une action sociale et de surmonter leur condition, justement à travers cette perspective de démolition. La question sociale est présente, implicitement, mais je voulais plutôt me concentrer sur leur façon de vivre dans ce lieu, d’en faire leur milieu de vie. C’est pourquoi ce bar abandonné au bord de la mer m’a offert des aspects esthétiquement très intéressants pour la mise en scène.
Jacques Aumont : Le décor où vous avez tourné (et qui était concentré dans un tout petit périmètre – vous n’avez pas triché sur ce plan, pas de « géographie créatrice ») est donc très réel, mais en même temps, je suis frappé par ses résonances symboliques. Les escaliers sont montés plusieurs fois, et à chaque fois ou presque ils provoquent quelque chose d’expressif : l’essoufflement (de l’amant de la patronne, qui met longtemps à retrouver son souffle, de manière, je crois, non jouée), la chute (de la jeune fille), et toujours une espèce de déséquilibre. Les maisons délabrées, abandonnées, sont une trop belle métaphore des aspects les plus sinistres de la période actuelle, et la folie douce de la patronne, qui tente de les maintenir propres, est une belle idée de scénario, elle aussi très expressive. Et puis, la pluie, qui évidemment n’est pas toujours, elle, aussi réaliste que le reste, mais qui ponctue le film de manière significative. On pourrait d’ailleurs détailler davantage, et relever certains détails signifiants, comme les barbelés qu’on voit (de l’autre côté de la rue, et en haut du cadre) dans beaucoup des plans pris de l’intérieur du bistro – et dont la connotation est évidente.
En forçant un peu, on pourrait dire que votre film flirte avec le fantastique dans son usage d’un décor réel. C’est évident du frigo abandonné sur la grève, dont on ne sait jamais comment il a échoué là, et qui sert surtout de réceptacle aux fantasmes du garçon (avant de recueillir son corps). Mais plus profondément, on peut le sentir dans le décor même du bistro, ce boui-boui qui n’a qu’une dizaine de clients, qui est au milieu de nulle part et semble presque être dans un monde à part. Pouvez-vous en dire un peu plus sur vos choix en la matière : réalisme ou symbolisme ? Ou plutôt (car votre film mêle évidemment les deux) : dans quelles proportions, et dans quelle relation ?
Jeon Soo-il : Quand j’ai découvert un lieu qui m’intéresse, j’essaie de chercher ou d’imaginer comment créer la psychologie des personnages. Dans le film, je voulais garder des choses réalistes, comme l’entourage des personnages, les références à la vie actuelle, la description des relations, etc. J’ai inventé l’histoire du frigo, avec l’idée des mouettes et la marée qui vient et part tranquillement. Au milieu de l’environnement réaliste, l’histoire du frigo est devenue fantastique. De même, on a transformé le petit bâtiment (en fait, un ancien poste de garde de l’armée américaine) pour en faire un bar qui soit, comme vous dites, dans un monde à part. J’ai trouvé qu’avec sa lumière, ses fenêtres, ses portes, le va-et-vient de la marée, ce bâtiment avait un caractère propre très marqué, presque comme une personne.
C’est à partir de la création de ce « personnage » du bar que j’ai pu travailler à symboliser certaines parties de l’histoire de la jeune fille. J’ai essayé de créer du fantastique dans le réalisme.
Jacques Aumont : On pourrait dire des choses comparables sur la peinture des êtres humains. Comme dans tous vos films – dans ceux que je connais en tout cas -, vous avez un grand sens concret de ce qu’est un corps humain, et vous savez le montrer de manière immédiatement touchante. C’est très flagrant dans Pink, avec le personnage de la mère, à laquelle vous avez donné une sensualité simple et tranquille, qui ne craint pas de s’exposer. Si elle a besoin d’uriner, elle le fait, sans se gêner (devant la jeune fille, qui se détourne) ; si son amant vient la voir, elle le laisse lui faire l’amour, debout, tout habillé, dans les décombres – et visiblement elle y prend plaisir, sans arrière-pensées (du moins jusqu’à ce que son fils arrive) ; plus simplement, mais de manière très frappante, elle lave son corps, un léger sourire aux lèvres, sensuellement. C’est un être qui se tient au plus près du corps. Par contraste, la jeune fille réserve son corps, mais ce n’est pas par inhibition ni par pudeur ; si elle reste hermétique aux avances « normales » du garçon poissonnier, ce n’est pas qu’elle est indifférente, c’est qu’elle est bloquée par le fantôme de son père ; mais lorsqu’elle se retrouve avec l’adolescent « anormal », le blocage saute, et alors elle devient capable de la plus grande proximité physique, en toute innocence… J’ai envie, à ce propos – et évidemment, à propos du garçon « retardé » -, de parler d’idiotie, au sens le plus profond du mot (en français, le mot vient d’un mot grec qui veut dire « propre à soi-même »). Vos personnages m’apparaissent comme des blocs, terriblement habités par eux-mêmes. J’avais déjà cette impression avec le héros d’Himalaya ou les deux personnages d’Entre chien et loup – c’est vraiment une de vos marques de fabrique…
Jeon Soo-il : Dans mes films, j’ai voulu de temps en temps faire jouer le personnage féminin principal avec son corps, au lieu du jeu dramatique habituel. Je pense que le corps du personnage féminin devient très direct, tactile, plus que l’expression par le dialogue ou les réactions aux gens, quand ces personnages sont enfermés, par eux-mêmes ou en réaction à l’oppression (Su-jin et son père, la patronne et la menace sociale). Le corps devient un langage pour communiquer avec soi-même, au lieu de communiquer avec l’autre, et cela évidemment implique l’espace privé – la chambre ou les toilettes. Se mettre nue est un geste pour se libérer ou affronter les difficultés sociales ou existentielles… Même uriner peut, pour moi, être l’expression d’une expulsion des « blocs » intérieurs d’angoisse ; d’ailleurs Su-jin et la patronne urinent de manière très différente l’une et l’autre (et significative).
Aussi, le corps produit une expression pure et innocente, et c’est pourquoi l’enfant nu communique naturellement avec le corps de Su-jin (et de sa mère). D’ailleurs, on peut penser que Su-jin est légèrement handicapée, un peu idiote elle aussi comme le fils de la patronne. Elle est tombée dans la mer, comme l’enfant simple, pour éviter son agonie…
Ainsi dans mon film, le corps n’est pas un objet d’attirance, mais la nudité est un moyen de protestation contre l’enfermement, l’obsession, la contrainte.
Jacques Aumont : Au sens courant du mot, cette fois, le jeune garçon de Pink est un idiot – comme déjà le jeune frère de La Petite Fille de la terre noire, mais aussi, en un autre sens, comme la petite fille assassinée dans El Condor pasa… Ma question sur ce point sera directe : pourquoi ce tropisme pour des personnages d’enfants handicapés mentaux ? Plus largement, n’y a-t-il pas dans votre cinéma la récurrence d’une image douloureuse de l’enfance, dont la terrible fin de La Petite Fille de la terre noire serait le résumé (et en un sens, l’explication : vivre leur est insupportable, sauf à devenir criminel, ou à mourir…) ?
Jeon Soo-il : Il y a d’abord une réponse réaliste : on trouve souvent des enfants handicapés dans les villages abandonnés (ou des villages qui vont être détruits), parce que l’aide sociale est insuffisante. C’était le cas dans La Petite Fille de la terre noire, où il avait été naturel pour moi d’intégrer ce rôle d’enfant handicapé, devenant le contre-poids du personnage principale de la fillette. L’enfant handicapé, c’est un être ontologiquement plus pur que l’adulte, plus pur que celui qui veut diriger sa vie lui-même et se rendre maître de son destin. C’est quelque chose qui me touche profondément, y compris d’ailleurs chez les enfants normaux. Je vois la même pureté dans le comportement spontané, intuitif de la petite fille qui commet un crime non par méchanceté, mais pour venir en aide à son père…
Jacques Aumont : Un autre trait constant de vos films, en tout cas des derniers, est l’insistance à demander à votre chef opérateur de tout filmer à l’épaule. Or, votre style est surtout fait de plans fixes assez longs, et il y a donc là une espèce de contradiction implicite, puisque le filmage à l’épaule, conventionnellement, est plutôt réservé aux plans très mobiles.
L’effet produit, en tout cas, est à mes yeux remarquable, et très puissant. Dans Pink, où se pose beaucoup la question de l’hallucination et du regard des fantômes, cette façon de faire est très troublante, donc très expressive. Il y a d’abord l’effet propre du léger tremblement, à la limite du visible : on peut ne pas le voir, ou l’oublier, mais si on l’aperçoit il surprend, et reste difficile à interpréter. D’autant plus qu’en quelques rares moments, ce « bougé » du cadre est justifié par le fait que la caméra incarne un regard – par exemple, lors de la première apparition fantasmatique du père, la vision de son image assise à une table venant comme contrechamp après un plan qui « regarde » la jeune fille assise en panoramiquant de haut en bas, marquant très fort la présence d’un regardeur… Il y en a d’autres, et l’effet global pour le spectateur est qu’il ne sait plus si ce tremblement du cadre va devoir être attribué à un regard, ou pas. Vous donnez ainsi au film tout entier une tonalité étrange, qui contribue à le tirer un peu plus du côté de l’irréel. Qu’en pensez-vous ? L’utilisation de la caméra portée répond-elle, pour vous, à d’autres intentions ?
Jeon Soo-il : Je préfère toujours observer un personnage avec la caméra à l’épaule pour donner le sentiment d’un regard : cela peut être celui d’un tiers, mais cela peut être aussi mon regard. A mes yeux, ce type de cadrage accompagne (et dans une certaine mesure, il exprime) l’incertitude du personnage qui est toujours en train d’essayer de résoudre son problème. Dans Pink, c’est spécialement le cas de la jeune fille : elle est toujours inquiète, a peur de l’apparition de son père, et le léger tremblement de la caméra permet aussi de rendre présent en permanence, comme une menace, le fantôme de son père, qui la suit depuis son enfance.
Jacques Aumont : On pourrait dire des choses un peu comparables en ce qui concerne votre montage. Je me rappelle fort bien, pour ma part, l’impression extraordinaire que m’avait faite le montage d’Himalaya (le premier film de vous que j’aie vu, un peu par hasard) : j’avais le sentiment d’être surpris à chaque changement de plan, de ne jamais savoir où on allait me mener, et cela donne évidemment une grande force au récit, car l’attention est toujours en éveil. J’avais retrouvé la même qualité dans plusieurs de vos autres films, et elle est également à l’œuvre dans Pink. Ce qui y est un peu différent, c’est que vous recourez quelquefois à des champs-contrechamps (ce que généralement vous évitez plutôt), mais ils sont tellement surprenants aussi – par exemple, souvent à 180° – qu’ils participent de cette qualité abrupte du montage, qui est essentielle à votre style.
Ici, ce montage sec est, encore plus nettement que dans vos films antérieurs, utilisé pour produire des apparitions. Pink est en partie un film de fantômes, donc c’est logique. Pour moi, la scène la plus formidable de ce point de vue reste la première apparition du père : la fille est assise au bar, de dos, elle mange ses ramens, et tout à coup la caméra la regarde de haut en bas, on sait qu’il y a quelqu’un, et cut sur le père, assis, souriant, absent. Puis de nouveau on retourne sur la fille, qui file dans la cuisine se cacher, et arrive le garçon poissonnier (qu’on entend en off) ; lorsqu’on se retourne de nouveau, évidemment le père n’est pas là, mais à sa place le garçon pose le poulpe – et le raccord sur le gros plan du poulpe (un des très rares gros plans du film) est d’une force extraordinaire : tout à coup, ce qui apparaît, c’est le contraire d’un fantôme, c’est le réel dans toute son opacité, cet animal vivant et absurde, qui déroule et enroule longuement ses tentacules…
Pour moi, tout votre film est fait ainsi, d’apparitions successives – mineures ou majeures, et du coup j’ai l’impression que la sensation d’ensemble qu’il donne est avant tout une grande sensation musicale, un rythme du montage et des événements auquel je suis extrêmement sensible. Il y a très peu de musique dans ce film (deux chansons, un petit peu de guitare à un moment), comme pour ne pas gêner la musique du montage…
Jeon Soo-il : Oui, je suis d’accord pour dire que le montage est l’autre partie de la création, celle qui répond à la mise en scène. Mais pour moi, le montage c’est avant tout assembler des plans en respectant le rythme que j’ai calculé dans mon cœur pendant le tournage. « Le montage c’est un battement de cœur », disait Jean-Luc Godard. J’aime toujours bien tourner en plan-séquence, pour laisser sentir les sentiments, les émotions, la psychologie du personnage. Monter des plans-séquences, cela mène de façon naturelle à monter avec des ellipses temporelles et spatiales. J’aime aussi utiliser la musique, de même que des effets sonores discrets (mais toujours calculés), qui peuvent être de simples bruits, et qui deviennent l’écho intérieur du personnage…
Jacques Aumont : Votre mise en scène me semble également soumise à ce grand souci du rythme (de la « grande forme » musicale) du film. Vous filmez en général d’assez loin, très rarement en plan rapproché, et surtout, vous utilisez beaucoup la largeur du cadre. C’est un vieux problème stylistique et esthétique, cet usage du cadre très large, et dès les premiers films en Cinémascope on s’était aperçu que c’était une surface très difficile à meubler. Votre solution est d’une grande élégance, en même temps d’une grande rationalité : vous utilisez les bords du cadre pour des sorties et entrées (renforcées par un jeu très précis et très subtil sur les bruits hors champ), et ne craignez pas de centrer vos cadrages – bien loin du « ping pong » visuel qu’on a vu dans tellement de films en Scope… J’ai été frappé aussi par la fréquence des cadres dans le cadre : les fenêtres, les portes et ouvertures, le téléviseur… Ils ont parfois une fonction dramatique (par exemple, de manière saisissante, lorsque le garçon surprend sa mère avec son amant), mais plus souvent sont là comme un thème visuel, peut-être destiné à faire une espèce de mise en abyme des jeux de regard ?
Jeon Soo-il : Dans le film Pink, comme le lieu donne l’ambiance de l’histoire et accompagnait l’humour des personnages, j’ai essayé de recréer, ou de travailler, certains détails, du lieu et des caractères. La lumière qui varie avec le temps, les fenêtres et les portes, la pluie, les mouettes qui passent, le bruit des vagues et les cris des oiseaux, même hors champ… J’aime toujours m’attacher à ces éléments du champ et de l’image, les travailler pour faire ressortir plusieurs aspects qui montreront la complexité de la psychologie des personnages. Je pense aussi que l’usage du cadre dans le cadre – la « mise en abyme » – permet de se concentrer sur les personnages. Et puis, sur un plan esthétique, j’ai toujours aimé cadrer un plan comme si je peignais un tableau.
Jacques Aumont : Une dernière remarque : vos films, de manière générale, ne trahissent pas d’influences vraiment nettes. Celui-ci m’a toutefois fait penser à quelques cinéastes, et je me demandais si cela pouvait avoir été des références conscientes – ou inconscientes – pour vous. Je pense évidemment d’abord au Dodes’kaden d’Akira Kurosawa, à cause du caractère délabré du décor et du personnage du garçon débile, mais c’est une relation un peu superficielle. Plus en profondeur, n’y a-t-il pas dans Pink un souvenir du néoréalisme – adapté au monde d’aujourd’hui et aux nouvelles duretés du capitalisme ? Le contraste entre votre style de plans longs et fixes et votre réalisme particulier évoque aussi certains films de Kaurismäki, mais au fond, la question que je me pose vraiment, c’est celle de votre rapport à Bresson. Vous avez, comme lui, des acteurs auxquels vous demandez de jouer le moins possible (en tout cas, d’exprimer le moins possible avec leur visage), et comme lui vous faites confiance au montage des plans et au rythme qu’il crée. Est-ce pour vous une référence importante ?
Jeon Soo-il : Pour la manière de diriger les acteurs, j’ai été influencé par Andreï Tarkovski et par Robert Bresson. Comme eux, je ne veux pas montrer trop, et surtout, pas expliquer trop les personnages. Il faut qu’ils gardent une part de mystère et de non-dit. C’est vrai que j’ai demandé aux acteurs de ne pas jouer de manière trop expressive, trop extérieure. Je voulais qu’ils apparaissent comme des êtres enfermés dans leurs pensées, face à leur problème d’existence autant qu’aux problèmes de la société. C’est aussi une question de rythme : en observant les personnages qui jouent dans leur monde intérieur, en laissant voir leur état d’esprit, sans rien souligner, en laissant résonner l’espace et ses vibrations autour d’eux, je vise à prendre le spectateur dans un rythme presque musical…
Pink de Jeon Soo-il, avec Lee Seung-yeon, Seo Kap-sook, Park Hyun-woo… Corée du Sud, 2011. Sortie le 23 octobre 2013.