Edgar Morin, le cinéma du sensible
Le documentaire Edgar Morin, chronique d’un regard est le portrait intense et poétique d’un des plus grands penseurs du XXe siècle, Edgar Morin, et de sa relation au cinéma. Avec onirisme, un sens de l’impalpable et une volonté de plonger au fond de ce regard encore pétillant à 93 ans, les réalisateurs, Céline Gailleurd et Olivier Bohler, réussissent à transmettre par le cinéma et les émotions cette pensée moderne, humaniste et progressiste. Le film est sorti ce 29 avril en France.
Rencontre.
Comment est née l’idée de ce documentaire ?
Olivier : Un public assez important connaît Edgar Morin. Cependant la médiatisation du personnage se fait surtout autour de ses prises des questions politiques ou sociologiques, oubliant les racines de son œuvre qui plonge directement dans le cinéma. L’idée était donc de montrer que sa pensée continue, encore aujourd’hui, de tirer ses racines dans ce terreau fondateur qu’est le cinéma. Morin dit qu’il ne peut pas être que sociologue de cinéma, ou qu’anthropologue ou avoir une démarche liée uniquement à la phénoménologie. Pour comprendre un phénomène, il faut croiser les disciplines y compris la médecine, la biologie.
Céline : Ce fut le premier chercheur à entrer au CNRS avec comme objet d’étude le cinéma.
Comment aborde-t-on l’écriture un tel documentaire qui dresse à la fois le portrait d’un homme, de sa pensée et l’histoire de celle-ci ?
Céline : Nous avons essayé de construire le film comme l’itinéraire d’un penseur itinérant selon différentes étapes qui vont de la salle de projection aux rues de Paris, Berlin, en passant par le musée du quai Branly, la Deutsche Kinemathek, jusqu’aux moyens de transport… Cela nous a pris beaucoup de temps pour trouver ces lieux porteurs de cinématographies, de mémoire et d’art, qui permettent le surgissement de la pensée. Il fallait qu’Edgar Morin soit sans cesse en interaction avec ce décor pour profiter du pétillement de sa pensée toujours en mouvement. Son déplacement est à la fois physique et intellectuel. C’est quelqu’un qui traverse les disciplines et n’arrête pas de bouger.
Dans votre film, beaucoup de choses passent par le côté sensible. Cela donne l’impression d’être en voyage dans sa pensée, un voyage imaginaire presque…
Olivier : C’est une fiction à sa façon, un voyage inventé d’Edgar Morin. L’essentiel c’est l’émotion ressentie face à ce qu’il nous dit du cinéma. Il était important de le rendre sensible, rendre palpable ce qui l’émeut à l’image, de montrer qu’il éprouve une émotion avant même qu’il l’intellectualise. Par exemple, quand il évoque Le Chemin de la vie de Nikolaï Ekk (1931), il y retrouve le personnage de sa mère. Tout passe d’abord chez lui par l’émotion.
Vous cherchiez à créer ce pont entre fiction et réalité ?
Céline : Le croisement entre la réalité et l’imaginaire marque le rapport d’Edgar Morin au cinéma.
Olivier : Il apprécie les grands films hollywoodiens mais aussi les telenovelas brésiliennes tout en aimant le cinéma documentaire. Son association avec Jean Rouch n’est pas neutre. Rouch est un grand metteur en scène de la réalité. Il faisait retourner des scènes. Cela a plu à Morin. Dans ce cinéma direct, ce cinéma vérité, il y a une très grande part de mise en scène.
Céline : Les films sont pour lui plus forts que des ouvrages de sociologie, même les films de fiction.
Au fur et à mesure de votre film, on comprend que son rapport au monde au travers du cinéma est très lié à la mort de sa mère.
Olivier : Il nous a raconté qu’une nuit, dans les années 1970 alors qu’il est à New York, il rêve de sa mère. Celle-ci le pardonne et il pleure dans son rêve alors qu’il n’a jamais pleuré sa mort. Quand il se réveille, il décide qu’une nouvelle ère de son existence commence. Il a déjà une cinquantaine d’années. Edgar Morin repense ainsi la question de la régénération au travers d’un rêve où il pleure sa mère. C’est de l’ordre de l’expérience, de l’émotion. Aujourd’hui quel philosophe accepterait de raconter des choses aussi intimes et d’expliquer que sa philosophie repose en partie là-dessus ? Cela rend différent de pas mal de penseurs.
L’engagement politique d’Edgar Morin n’apparaît pas directement. Cependant tout le caractère politique qu’il projette dans le cinéma est rendu visible…
Céline : Nous voulions montrer qu’il a puisé ses premières prises de conscience politique dans ses émotions de cinéma alors qu’il était adolescent. Dans le film de Georg Wilhelm Pabst, L’Opéra de quat’sous (1931) d’après Bertolt Brecht, il a vu l’exploitation de l’homme par l’homme à l’œuvre. Il a senti ses premiers désirs d’engagement naître en voyant les films de Pabst. On retrouve dans Chronique d’un été, coréalisé avec Jean Rouch en 1961, cette volonté de filmer. Huit ans avant mai 1968, il avait eu l’autorisation de tourner dans l’usine Renault grâce au réseau de la Résistance. Ses images sont magnifiques.
Cet engagement politique ne cesse de parcourir le film ?
Olivier : Pour nous le cinéma, c’est politique.
Céline : Comme une vision critique de la société, une ouverture sur le monde. Quand Edgar Morin parle de la question du bonheur, avant même Chronique d’un été où il pose la question « Etes-vous heureux ? » à des Parisiens dans la rue, on voit déjà dans ses articles, cette préoccupation, cette façon de décortiquer les médias et leur obsession du bonheur, du happy end de la société de consommation.
Nous voulions donc aussi montrer comment Morin s’empare du cinéma pour essayer de réfléchir à la société dans laquelle nous vivons, comment le cinéma devient une réflexion critique.
Olivier : Avec Chronique d’un été, il montre des jeunes qui ne savent pas où ils vont ; il montre la guerre d’Algérie qui fait des ravages ; il montre une angoisse réelle chez les Français moyens qui ne trouvent pas leur place. Montrer cela en 1960, en plein boom économique, est précurseur. Les années 1960 se situent au milieu des Trente Glorieuses mais pour lui c’est le début de la fin. Il n’y a rien de glorieux. C’est le moment où la société s’enfonce dans la consommation, la pollution, l’isolement des uns par rapport aux autres, la perte du lien social. Analyser dans le présent des choses qui allaient devenir évidentes trente ans plus tard démontre une sacrée puissance d’analyse.
Céline : Ce qui me touche beaucoup par rapport aux questions politiques, c’est qu’il n’a pas le regard désenchanté. Il n’est pas passéiste car son engagement, étant de l’ordre de l’émotion, le met en mouvement.
Olivier : Son truc, c’est de dire que tout va mal mais que dans les probables, il y a aussi, ça va aller mieux. Dans les possibles, il y a le bonheur.
Est-il heureux aujourd’hui ?
Céline : L’origine de Chronique d’un été était justement son mal-être. Nous lui avons donc posé la question et sa réponse a été un sourire radieux. Un des sourires qui terminent notre film.
Olivier : Cela ne veut pas dire qu’il n’est pas inquiet sur le monde d’aujourd’hui. Mais il est pacifié avec lui-même. Il est apaisé.
L’entretien complet est à lire sur Ciaovivalaculture.
Prochaines séances/rencontres avec les réalisateurs, Edgar Morin et l’équipe du film :
Le jeudi 30 avril, 19h40 au Champollion (51, Rue des Ecoles, 75005 Paris)
Soirée en présence des réalisateurs et de l’équipe, animée par Antoine Gaudin
Le lundi 4 mai, 20h au Cinéma des cinéastes (7, av. de Clichy, 75017 Paris)
Soirée en présence de Edgar Morin et des réalisateurs
Le mardi 5 mai, 19h15 au Champollion (51, Rue des Ecoles, 75005 Paris)
Soirée en présence de Edgar Morin et des réalisateurs, animée par Emmanuel Dreux
Le mercredi 6 mai 18h à la boutique Potemkine (30, rue Beaurepaire, 75010 Paris)
Rencontre conviviale, discussion avec les réalisateurs et le monteur Aurélien Manaya