D’une certaine manière, Ablations est un cauchemar. Celui de son personnage principal, d’abord, incarné par l’immense Denis Ménochet, qui court après la personne qui lui a volé un rein (oui, oui, un rein, vous avez bien lu). Celui de Benoît Delépine, aussi, qui a écrit le scénario d’Ablations après un épisode paranoïaque où il croyait réellement avoir perdu un rein.
Mais d’une certaine manière, Ablations est aussi un rêve : celui de la rencontre fortuite entre un génie de l’absurde et un jeune homme talentueux qui vient à peine de terminer ses études de cinéma. Un clip pour David Lynch et une recherche Google plus tard naît ce premier long-métrage surréaliste aussi drôle que noir. Explications.
Benoît, qu’est-ce qui vous a poussé à écrire Ablations ?
Benoît Delépine : Après une nuit très arrosée, j’ai eu un « black-out » total, c’est-à-dire que je ne me souvenais plus trop de ce que j’avais fait, mais j’avais très mal aux reins. Je flippais comme une brute. J’ai eu un instant de panique en me réveillant, j’ai couru dans ma salle de bains pour voir si je n’avais pas un problème, et dans ma tête m’est apparue cette cicatrice qui n’existait heureusement pas dans la réalité. Ca a été le point de départ du film.
Et la suite ?
BD : La suite, c’est le cerveau à remplacer d’urgence. J’attends une greffe, je suis sur liste d’attente.
La suite concernant Ablations, alors. Pourquoi avoir choisi Arnold de Parscau ?
BD : Je trouvais que ce scénario gagnerait à aller très loin dans le malaise, donc je me suis dit que ce n’était pas forcément un film pour moi en tant que réalisateur mais plus pour quelqu’un qui aurait cette sensibilité-là. J’ai cherché sur Internet un jeune réalisateur qui ferait des films qui me plaisent et qui soit dans cet axe-là, et je suis tombé sur Arnold, qui venait d’être choisi par David Lynch pour réaliser un clip de son dernier disque. Ce clip m’a énormément plu. Ce n’est pas le nom de David Lynch qui m’a plu, c’est vraiment le clip lui-même qui m’a scié. Je me suis dit qu’il fallait absolument que je le rencontre et que je lui propose de réaliser ce scénario.
Comment s’est passée la rencontre ?
Arnold de Parscau : Benoît m’a laissé un message téléphonique et je l’ai immédiatement rappelé.
BD : Les Pages jaunes c’est très bien ! Mieux que Facebook.
AdP : Oui, je suis vraiment sur les Pages jaunes, je ne sais même pas pourquoi j’y apparais !
BD : Et comme il n’y a qu’un Arnold de Parscau en France, j’ai eu de la chance, je suis directement tombé sur lui !
AdP : Et donc, on s’est vus très peu de temps après, on a déjeuné ensemble tous les deux, on a un peu discuté, et on a vu Denis Ménochet juste après.
BD : J’avais écrit le film pour Denis Ménochet. J’ai besoin d’avoir quelqu’un en tête pour écrire. Par exemple dans mon premier album de bande dessinée, L’Imploseur, je voyais Albert Dupontel, et du coup les dessinateurs ont dessiné Dupontel dans tout l’album ! Pour moi c’est vraiment important que les personnages principaux soient incarnés.
Et Denis Ménochet s’est immédiatement laissé convaincre ?
BD : Oui, mais ça a été plus compliqué qu’avec Arnold. Je l’ai appelé pour lui dire que j’avais écrit un film pour lui, j’ai laissé plusieurs messages, jusqu’à ce qu’un Denis Ménochet qui habite Paris m’appelle et me demande d’arrêter de l’importuner. Les Pages jaunes, ça ne marche pas tout le temps ! Je suis donc passé par son agent pour avoir le numéro du Denis Ménochet que je cherchais. Je lui ai envoyé le scénario, il m’a rappelé deux jours après pour dire qu’il adorait, et ensuite on s’est vus tous les trois avec Arnold, on s’est tapés dans la main. J’ai encore la photo dans mon téléphone ! Regardez ! [Il cherche la photo]
AdP : A partir de là, on ne s’est plus quittés.
Benoît, vous êtes aussi réalisateur, c’était difficile de se limiter au rôle de scénariste sur le tournage ?
BD : Je ne comptais pas venir souvent sur le tournage, mais j’y suis allé le premier jour pour marquer le coup, et le chef-opérateur m’a dit : « Non, non, laisse-le, fous-lui la paix ! » Il voyait que ça déstabilisait tout le monde. Alors je suis parti, et je ne suis revenu que le dernier jour. Mais Jean-Pierre Guérin, le producteur, était présent… Ah, ça y est, je l’ai retrouvée ! [Il nous montre une photo de lui, Arnold et Denis Ménochet qui se tapent dans la main]
Belle photo. Arnold, comment on vit l’expérience du premier long-métrage ?
AdP : C’est une histoire hallucinante. Je venais de sortir de l’école un an avant, j’avais seulement réalisé des courts-métrages étudiant, et Benoît m’a proposé de faire mon premier long. Il faut avoir confiance ! Il avait vu Tommy, mon clip pour Lynch, mais ça dure 4 minutes, ce n’est pas pareil de confier 90 minutes à quelqu’un… Il faut vraiment avoir de l’audace.
BD : Dans le clip d’Arnold, on sentait une vraie maîtrise, une façon de diriger les comédiens vraiment intéressante. Si on arrive à faire ça sur un court, il n’y a pas de raison qu’on n’y arrive pas sur un long. Mais c’est aussi la rencontre elle-même qui m’a convaincu. C’est quelqu’un de calme, de posé, si j’avais senti quelqu’un de pas du tout sûr de lui ou hésitant, un peu perdu, Jean-Pierre et moi aurions changé d’avis, on n’aurait pas laissé la responsabilité d’un film à n’importe qui !
AdP : Et puis on a fait un petit bout d’essai, d’ailleurs, un petit teaser de deux minutes. On a tourné une scène du film – mais la version finale qu’on voit dans Ablations est meilleure !
BD : Elle valait ce qu’elle valait, mais c’est quand même elle qui a convaincu Canal+ et Ciné+ d’investir dans le projet.
Il s’agissait de quelle scène ?
AdP : La scène dans la boîte de nuit et le réveil dans le terrain vague.
La scène dans la boîte évoque vraiment David Lynch…
AdP : Oui, c’est vrai que c’est la scène la plus inspirée de Lynch, si j’ose dire que je me suis inspiré de lui. C’est vrai que dans cette scène tout est étrange, il y a un travesti, il y a des triplés au fond, il y a des rideaux rouges, et c’est une scène qui me tenait à cœur, je voulais vraiment en faire quelque chose de « malaisant », d’étrange… Bref, tout ce qui caractérise les films de Lynch ! Il y a plusieurs autres séquences qui vont dans ce sens-là, mais c’est vrai que pour celle-ci j’avais très envie de faire quelque chose qui refléterait mon propre univers. Mais malgré tout c’était écrit par Benoît, dans le scénario on sentait déjà qu’il s’agissait d’une scène assez étrange, avec le personnage qui a la tête qui tourne, la musique langoureuse… J’ai simplement essayé de confirmer l’envie de Benoît.
Ablations est un film très visuel. Pour vous, c’est aussi important de soigner les images que l’histoire ?
AdP : J’aime qu’il y ait une forme originale, mais le fond est très important pour moi aussi, sinon je ferais des clips. Il fallait que l’histoire soit solide, et c’est ce que j’ai trouvé en lisant le scénario, même si le point de départ est très simple : un mec perd son rein.
BD : Les idées visuelles d’Arnold ne sont pas gratuites. Il y a toujours quelque chose dans l’enfoncement, il y a une image qui correspond à la descente aux enfers du personnage principal. Certains vont probablement dire que c’est surligné, mais en tout cas il y a à chaque fois une idée qui correspond au fond du film.
AdP : Oui, il y a sûrement des choses pour certains qui sont trop surlignées, mais il y en a d’autres qui le sont beaucoup moins, et probablement que des gens n’ont pas vu certains détails. J’ai caché plein de petites choses dans le film, peut-être que je suis le seul à le savoir ! Mais des choses qui vont toujours dans le sens de l’histoire.
BD : Il y a un plan extraordinaire dans le film, celui avec le zoom avant sur la pupille de Virginie Ledoyen qui pleure puis le zoom arrière, et le décor et les vêtements de Virginie changent. J’ai longtemps cherché comment il avait fait ! Je cherchais un point de coupe, quelque chose. On n’avait pas un budget suffisamment important pour des effets spéciaux, je savais que c’était autre chose. J’ai fini par m’humilier en lui demandant, l’air de rien : « Tiens au fait, comment tu as fait ça ? »
AdP : C’était un décor sur roulettes, une fois qu’on est en gros plan sur son œil, le décor bouge en arrière-plan, on ne le voit pas ; en même temps une habilleuse enlève la robe de Virginie – elle en avait une autre en dessous – et une coiffeuse défait son chignon pour lui faire une autre coupe. Quand la caméra recule, il s’agit d’une autre scène.
Très astucieux : c’est un effet spécial « à l’ancienne »…
AdP : Je n’aime pas du tout les effets spéciaux sur ordinateur. Même le plan de la soupe dans Tommy, c’est un seau que j’ai collé sous la table, rempli de soupe, pour que le bras puisse s’enfoncer. Et puis j’ai fait la même chose en immense quand il sort de la soupe : il est en fait dans une poubelle remplie de soupe.
BD : J’adore ces trucs à la Méliès, avec Gus [Gustave Kervern, ndlr] on adore ça aussi. « Fil de Nylon Production » ! Quand on arrive à faire un effet incroyable avec absolument rien, c’est génial !
AdP : Je ne suis pas très « fond vert », je n’aime pas trop les effets informatiques, d’abord parce que je trouve que c’est trop facile, et puis parce que ça demande des connaissances assez poussées sur le sujet, au moins pour expliquer précisément ce que tu souhaites en tant que réalisateur, donc je suis sûr que si je le faisais je me planterais !
Arnold, en tant que spectateur, qu’allez-vous voir ?
AdP : J’aime les bons films ! Je ne regarde pas énormément de films actuels, je me plonge plutôt dans les classiques que je n’ai pas encore vus. Je suis un fan inconditionnel de Stanley Kubrick, de David Lynch, et puis j’aime bien Ettore Scola, Roy Andersson qui fait des films assez hallucinants avec des personnages qui ne bougent pas. A côté de ça j’adore aussi les frères Coen, Quentin Tarantino, Martin Scorsese… Tous les incontournables ! Mais je n’ai pas un genre en particulier. Il n’y a peut-être que les comédies romantiques que je ne vais pas trop voir, et encore, il y en a quelques-unes que j’adore. J’aime surtout beaucoup frissonner. Le dernier frisson que j’ai eu au cinéma, c’était devant Prisoners, de Denis Villeneuve, et dans un autre genre, Alabama Monroe m’avait bouleversé.
Vous vous sentez proche de certains réalisateurs ?
AdP : J’ai du mal à dire si ce que je fais ressemble au cinéma de quelqu’un d’autre. Ce que je sais c’est qu’il y a une époque où Lynch était vraiment mon réalisateur favori et j’avais envie d’aller dans cette atmosphère étrange, et maintenant j’ai envie d’aller vers quelque chose de moins étrange, de plus ancré dans le réel, mais où l’émotion gagne le spectateur. C’est important que le film provoque quelque chose à l’intérieur de nous. C’est assez rare de ressentir ça.
Retomber dans les classiques est aussi une source d’inspiration ?
AdP : Bien sûr. Il y a souvent plus de fond dans les classiques que dans ce qu’on voit aujourd’hui. Pour mon prochain film, je veux vraiment avoir une histoire qui touche, ça ne doit pas être seulement visuel, je trouve que les classiques sont une grande source d’inspiration. Je me nourris de ça, mais aussi de peinture, sculpture, et même de ce que je vois dans la rue. Quand j’assiste à une scène d’engueulade dans la rue, ça me donne des idées.
Le prochain film sera donc inspiré du quotidien ?
AdP : En fait, je ne sais pas vraiment. Même si je veux aller vers le réel, je ne crois pas que j’arriverai à sortir totalement du style un peu bizarre que j’ai défendu jusqu’à présent… Je suis en train de me trouver. Je suis en train de trouver le style que je veux défendre. Je veux apprendre de mes erreurs, me diversifier. Je suis très content d’avoir fait Ablations, mais est-ce que je vais aller exactement dans la même direction pour le prochain ? Non, je crois que c’est important de faire quelque chose de différent. Ca n’a pas trop d’intérêt de refaire la même chose. Ce que je veux, c’est émouvoir le spectateur ; je ne sais pas encore si ce sera avec de l’humour, de la tristesse ou du frisson…
Merci à Vincent Brachet pour sa collaboration
Ablations d’Arnold de Parscau, avec Denis Ménochet, Virginie Ledoyen, Philippe Nahon, Yolande Moreau, Florence Thomassin, Serge Riaboukine… France, Belgique, 2013. Sortie le 16 juillet 2014.