Un film diamant brut
Présenté à la Semaine de la Critique 2016, Diamond Island, le premier long du jeune réalisateur franco-cambodgien Davy Chou, a fait sensation. En racontant une jeunesse qui se brûle les ailes sur le chantier d’un futur hôtel luxueux, Davy Chou a signé un film aussi fort qu’esthétique, prémices d’une carrière prometteuse. On l’a rencontré tant que c’est encore possible…
Comment passe-t-on d’un documentaire à un long-métrage de fiction ?
Ca s’est fait sans y penser. Je n’ai jamais eu vocation à faire du documentaire, car mes influences naturelles vont plus du côté de la fiction. Ce qui me faisait un peu peur par contre, c’était la direction d’acteurs, car je n’en avais jamais vraiment fait. Je ne savais pas si je parviendrais à diriger des comédiens. Surtout qu’il y avait pas mal d’émotions à jouer. Je me demandais aussi si j’arriverais à trouver ces acteurs au Cambodge et à les amener à leur potentiel.
Et finalement, comment s’est-elle déroulée, cette direction d’acteurs ?
Ca a été beaucoup de travail. C’était absolument passionnant et j’ai adoré ça. C’était d’abord un grand plaisir de les dénicher, un prétexte pour pouvoir parler à des jeunes Cambodgiens d’une vingtaine d’années, ce que je n’avais jamais vraiment fait. Puis, pour la préparation des acteurs, on a fait les choses progressivement, en inventant nos propres techniques. Au début, je les voyais une fois par semaine, pour des choses très basiques : comment se tenir debout, se regarder, respirer… On a ensuite commencé à faire des jeux ensemble, à se parler et petit à petit, on a travaillé les émotions avec des scènes qui ne faisaient pas forcément partie du film. On a ciselé les personnages avec des improvisations et je les ai vus devenir des acteurs, qui se prennent au jeu et se lâchent. J’étais ému et fier quand est arrivé le premier jour de tournage pour chacun d’entre eux et de voir combien ils étaient prêts. Ce travail de préparation qui avait duré trois mois n’avait pas été vain.
Aucun d’entre eux n’avait fait de cinéma auparavant ?
Aucun, sauf Samnang Nut qui joue Virak, le chef de la bande et qui est clown et a déjà joué au théâtre. Mais tous ont été formidables. Comme je les filmais pendant la phase de préparation, le plus dur pour eux était d’appréhender la caméra et d’oublier tout le dispositif de tournage.
Etait-ce une évidence pour vous que ce film devait se passer au Cambodge ?
Je voulais prolonger la jeunesse que j’avais vue pendant mon documentaire, Le Sommeil d’or. Je voulais montrer le Cambodge d’aujourd’hui et dans ce lieu précis qui cristallise toute la relation ambiguë et parfois cruelle, entre la jeunesse et l’attraction de la modernisation.
Que vouliez-vous vraiment raconter avec Diamond Island ?
Il y a deux choses principales. Tout d’abord, un regard que j’ai souvent observé en allant au Cambodge et qui m’a tellement interpellé que j’ai voulu en faire un film pour essayer de comprendre d’où il venait, ce qu’il racontait et ce qui le lançait. C’est le regard que les jeunes jettent sur leur environnement en transformation, quel qu’il soit et où on lit de l’émerveillement. C’est la « Spielberg’s face », à savoir ce moment de sidération qui l’emporte, avec la faculté constante de trouver de l’émerveillement. Les jeunes sont comme ça là-bas, fascinés par des objets qui chez nous ne provoqueraient pas grand-chose. J’ai donc voulu creuser cette idée : qu’est-ce qui fait qu’un jeune de 18 ans, qui vient de la campagne et qui découvre Diamond Island avec sa démesure kitsh et factice, porte sur lui un tel regard d’attraction et d’innocence. La seconde chose, c’est de faire un récit qui montre comment l’ambition peut devenir un démon, quel est le prix à payer pour l’accomplissement de ses rêves, ce qu’on laisse sur le bas-côté de la route, les sacrifices qu’on doit opérer. Je vois ça aussi comme une métaphore du capitalisme. La volonté d’expansion n’est jamais satisfaite et détruit des choses sur son passage. C’est un peu le parcours du personnage de Bora.
Il choisit d’ailleurs d’aller vers la lumière, quitte à s’y brûler…
Absolument. C’est à la fois pour lui un choix et non-choix, puisqu’il ne fait que suivre son frère idéalisé, Solei, qui lui a tant manqué. Quand il le retrouve, il y a une sorte de souffrance qui se réveille et qu’il espère guérir à son contact. Il le suit, car ce frère le tire également vers ce rêve que lui-même tente de se forger. Bora le fait peut-être contre son gré, car il n’exprime pas son propre désir. Pour Sobon Nuon, qui interprète Bora, il pense au contraire que Bora a fait un bon choix et il est heureux du parcours de son personnage. Il y a vraiment une absence de recul de cette jeunesse face à cette espèce de mystification capitaliste qui les entoure et les attire et c’est ce que je voulais montrer.
Pourquoi Solei concentre-t-il autant de non-dits le concernant ?
Le personnage de Solei joue de son mystère, de son aura, prenant toujours la tangente et ayant des avis très affirmés sur les choses. Mais on sent dans son regard qu’il y a quelque chose de détruit, une innocence déjà perdue. Je l’ai mis en scène comme s’il était vu de son petit frère et ces non-dits sont peut-être les raisons pour lesquelles Bora est tant fasciné par lui.
Il y a une scène assez terrible entre Bora et une jeune fille qui ne parviennent à communiquer que quand il sort un iPhone 6 de sa poche. Ca reflète un peu l’idée d’une jeunesse désenchantée…
Pour moi, c’est la fin du film qui l’est. Diamond Island, c’est le récit d’une jeunesse enchantée par des objets ou des concepts qui le provoquent, comme cet iPhone 6 qui donne l’impression qu’il s’agit d’un trésor. Un enchantement très étrange, presque sur-poétique que ce geste de sortir un téléphone de sa poche…
Il y a une vision un peu désabusée de l’amour également, qui semble être juste un passe-temps avec un manque de communication flagrant entre les garçons et les filles…
Je pense qu’il faut faire la différence entre la drague entre ces jeunes et le choix final de Bora. Pour les scènes de drague, ça m’amusait de travailler la distance entre les garçons et les filles, les jeux, les groupes de mecs qui parlent de filles et qui sont incapables de les aborder… On montre ainsi une part de l’adolescence cambodgienne quant à leurs rapports à l’amour, au sexe où comment mettre la main sur le ventre d’une fille devient un enjeu majeur. Ces moments-là ont l’air dérisoires, mais ils ont une importance capitale pour eux. Par contre, sans révéler la fin du film, il est vrai que le personnage de Bora fait un choix plutôt triste concernant sa vie amoureuse…
Le décor de Diamond Island est étonnant…
Il est toujours en construction. A la fin, quand on le voit terminé, ce sont des effets spéciaux.
Ca n’a pas été compliqué de tourner dans un tel lieu ?
C’était ma grande crainte. Si je ne pouvais pas y tourner, il n’y avait pas de film. Il a fallu rencontrer les dirigeants, leur montrer mes travaux précédents, leur expliquer mon projet. Ils ont accepté finalement très facilement et ont soutenu le film. J’ai donc eu un vrai terrain de jeu pendant deux mois pour y tourner ce que je souhaitais, sans difficulté. Sinon, j’aurais peut-être déplacé le film sur un des grands autres projets architecturaux qu’il y a à Phnom Penh, mais je trouve que Diamond Island a sa propre poésie, son charme singulier et c’est un lieu que les jeunes se sont appropriés parce qu’il est central.
Combien de temps avez-vous mis à faire ce film ?
J’ai écrit la première ligne en janvier 2014, le scénario s’est fini en décembre 2014, j’ai commencé le casting en janvier 2015 et on a tourné entre décembre et fin janvier 2016. Le film est donc tout frais. Ca me paraît hallucinant de me retrouver ainsi à Cannes quatre mois après le tournage. Je rêvais que c’était possible, même si une voix intérieure me disait que non.
Vos jeunes comédiens l’ont-ils vu ?
Oui, le jour de la première, pour les trois personnages principaux (Bora, Solei et Aza). J’étais assis à côté d’eux et j’ai passé beaucoup de temps à observer leurs visages pendant la projection. Ils souriaient, étaient surpris ou se cachaient les yeux. Une belle récompense pour moi : être avec eux qui n’avaient jamais pensé qu’un jour, ils seraient acteurs. Ils ont fourni un superbe travail et m’ont rendu une confiance formidable. Partager ce moment en leur compagnie, c’est ce qui m’émeut le plus.
On a l’impression que le projet s’est fait dans la facilité…
C’était pourtant tout sauf facile ! Surtout de le finir à temps ! Et c’est déjà ardu de faire un film tout court, avec un budget réduit, même si on a fini par avoir des partenaires, l’apport du CNC et d’Arte. Ca a été un combat de longue haleine. Ca fait deux ans et demi que je ne me suis pas reposé. C’est une grande chance que de pouvoir réaliser un film et il faut être à la hauteur.
Il y a une esthétique très forte sur Diamond Island. Quelles ont été vos références ?
Avec mon chef-opérateur, on a regardé le travail de Benoît Debie, le chef-opérateur de Gaspar Noé et du film de Ryan Gosling Lost River. Il a une utilisation des lumières et des néons très novatrice, même si elle est maintenant très copiée dans le milieu du clip. On retrouve un peu ça aussi dans les films de Nicolas Winding Refn. On a aussi regardé du côté des cinéastes qui ont vraiment tenté d’explorer l’image numérique. Les caméras maintenant sont tellement bien, que ça devient parfois un peu décevant de singer la pellicule en se disant que cet âge d’or existe encore. Je trouvais ça intéressant, par souci de modernité, d’utiliser les outils d’aujourd’hui et le film s’y prêtait vraiment. Mon autre inspiration, c’est aussi Miami Vice de Michael Mann qui est pour moi un des meilleurs films des années 2000, ainsi que le travail des Wachowski sur Speed Racer. On a aussi ouvert la porte du jeu vidéo, du clip karaoké, du manga. Il y a aussi une scène de drone qui suit les personnages en scooter et qui est pour moi une inspiration de vue aérienne de jeu vidéo. Le film essaie de rester au niveau des personnages, mais sur cette scène, ça permet de prendre de l’envol et de montrer qu’il y a quelque chose de surplombant qui les entoure.
Quels sont vos projets ?
J’ai pas mal d’idées pour un prochain film, mais je vais prendre du temps pour laisser décanter et je vais donc me reposer un peu ! Enfin !
Diamond Island de Davy Chou, avec Sobon Noun, Cheanik Nov, Madeza Chhem… Cambodge, 2015. Prix SACD de la Semaine de la critique 2016.