Merci à Alexandre Prouvèze pour sa traduction
“Bienvenue dans un nouveau monde sonore.” Celui du sordide Berberian Sound Studio où Gilderoy, ingénieur du son introverti à la silhouette discrète, tout droit débarqué d’Angleterre, est accueilli tel un messie pour assurer le mixage de la dernière production Santini. Nous sommes en Italie en 1976 et le giallo vit ses heures de gloire. Le giallo, c’est, à l’origine, l’équivalent littéraire de la Série noire française mais qui, transposé au cinéma, a développé ses propres codes pour devenir un genre à part entière. Celui d’un cinéma d’exploitation à la confluence de l’horreur, de l’érotisme et du polar, favorisant souvent la forme au détriment du scénario. Des réalisateurs comme Mario Bava ou, plus tard, Dario Argento en ont écrit les plus “belles” pages… Voilà donc notre pauvre Gilderoy, plus habitué à l’ambiance champêtre du documentaire naturaliste, qui se retrouve plongé dans un univers inconnu, entre violence et décadence : un réalisateur libidineux, des femmes en cabines simulant des cris d’horreur, de pauvres quartiers de pastèque violemment tailladés à la machette en guise de bruitages… Sans véritable équivalent (même si on pense bien sûr au Blow Out de Brian de Palma), Berberian Sound Studio de Peter Strickland est un film totalement ahurissant. Un huis clos poisseux et asphyxiant qui nous plonge au cœur de la folie d’un homme et de ses angoisses. Un huis clos, donc, doublé d’un formidable hommage au giallo, au son analogique, à la matière. Une œuvre d’une fantastique inventivité. Le genre de film dont on continue de dérouler en souvenir la pellicule, encore et encore… Jusqu’à cet instant où une jeune femme pénètre dans la salle et vous dit : “Il faut partir maintenant, monsieur.” Troublé, un peu agacé de s’être fait ainsi secoué, on se lève. Péniblement. L’esprit encore affairé à poser sur la table les différentes interprétations possibles… On se dit alors que le mieux serait d’aller rencontrer Peter Strickland lui-même pour lui demander quelques éclaircissements… Direction le salon de l’hôtel Lutetia, Paris.
Avant tout, d’où vous vient cette passion pour le giallo ?
C’est un genre très poétique, très différent des autres types de films d’horreur. A l’époque, ces films avaient une atmosphère très forte, incroyablement belle. Le plus dur, pour celui-ci, c’était d’en retrouver les lumières, les cadrages et surtout la bande-son : le son et l’image étant liés de façon très particulière dans ce genre de films.
Est-ce la rencontre, au sein du giallo, entre une imagerie commerciale et la subtilité du travail musical, qui vous a intéressé ?
Franchement, connaissant le milieu de l’art, je peux vous dire que c’est toujours une question d’argent : les gens qui se prétendent les plus « artistes », en fait, veulent toujours faire du fric. C’est parfois d’une hypocrisie renversante ! Au moins, les réalisateurs de films d’exploitation des années 1970 étaient honnêtes… et certains de ces films commerciaux se révèlent finalement plus artistiques et expérimentaux que pas mal de films d’auteurs. Par exemple, dans le long-métrage de Lucio Fulci, Le Venin de la peur, il y a des moments psychédéliques, extrêmement étranges. Le travail d’Argento sur les couleurs était également incroyable dans Suspiria. Je ne sais pas dans quelle mesure c’est une question de talent naturel ou de travail… Mais enfin, ce sont généralement des films excitants, dangereux, cathartiques : bref, ce que le cinéma devrait être.
Pensez-vous qu’il existe un espace privilégié pour ce genre de création ?
En général, l’horreur permet de sortir des contraintes du réalisme. Si vous réalisez un drame qui se situerait par exemple à Londres, vous ne pouvez pas jouer de la même façon avec les images, créer une telle atmosphère de rêve, d’étrangeté… Je crois que c’est la nature même du giallo que d’expérimenter. Idem concernant la musique : c’est un genre très ouvert aux sonorités d’avant-garde, à la musique concrète, qui fonctionne vraiment bien dans ce contexte. Et une grande partie de Berberian Sound Studio vient de ma fascination pour cet aspect musical.
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Tout le paradoxe – et j’aurais envie de dire le génie – de Berberian Sound Studio est d’être un film très visuel autour du son. Comme si on pouvait voir votre film avec les oreilles et l’écouter avec les yeux…
Merci… c’est une jolie manière de le dire ! Souvent, votre cerveau est plus actif, imaginatif, lorsque vous ne voyez pas les choses. C’est aussi que je ne voulais pas prendre la voie de la violence graphique, sous peine de nécessairement tomber dans la surenchère.
D’ailleurs, le personnage de Santini déclare dans votre film : “Ce n’est pas un film d’horreur, c’est un film de Santini !” De même, ici, l’horreur est au cœur du film, mais on ne la voit jamais.
Je crois que c’est parce que je voulais que le spectateur participe activement à travers l’ouïe. C’est plus déroutant de ne pas voir l’horreur, sinon ça devient complètement mécanique… D’où cette idée de mettre en scène le travail de production sonore. Je voulais montrer que les sons des films d’horreur, c’est parfois juste un type qui découpe un chou devant le micro ! Sauf qu’au niveau auditif, cela crée quelque chose d’extrêmement organique, étrange et dérangeant. Ça m’intéressait de créer simultanément ces deux réactions chez le spectateur : d’un côté, l’humour, la complicité. Et de l’autre, une sorte d’angoisse diffuse, non visuelle. Je n’ai pas cherché à dégoûter le spectateur, à lui faire violence, mais plutôt à le désorienter, à rendre ses repères fluctuants, incertains.
Funny Games, le film de Michael Haneke, est resté célèbre pour son questionnement du spectateur quant à son rapport à la violence au cinéma. Bien que de manière différente, n’y a-t-il pas le même genre d’interrogation dans Berberian Sound Studio ?
Certainement, mais pas uniquement au niveau du public : la question s’adresse également au réalisateur ! Comment montre-t-on la violence ? Comme se l’approprie-t-on ? Puis, comment on la consomme… Pour moi, c’était très important de ne pas montrer de violence. Mais en même temps, le film devait aussi être divertissant, je ne voulais donc pas tomber dans une rhétorique excessive. D’où mon choix d’un ingénieur du son comme personnage principal : cela permet d’intégrer la dissociation du son et de l’image au sein du récit. Aujourd’hui la violence peut être vue partout : il suffit d’aller sur YouTube pour voir des crashs d’avion, des accidents… Même Haneke, qui est évidemment un immense réalisateur, ne peut contrôler la manière dont le public va percevoir son film. Que l’on réalise un film d’exploitation ou un film d’auteur, l’image est de toute façon sensationnelle – c’est-à-dire qu’elle crée inévitablement une “sensation” spécifique chez le spectateur. Or, je voulais utiliser le fait que même le son de la violence est sensationnel.
A travers votre film, vous rendez également hommage aux ingénieurs du son, à l’analogique, aux tables de mixage… et au son en tant que matière. Etes-vous nostalgique des anciennes pratiques du cinéma, face à l’actuelle révolution du numérique ?
Franchement, “révolution” me paraît un terme beaucoup trop élogieux…
Evolution alors ?
Ça me paraît encore trop généreux [il rit]. Donc oui, je dois reconnaître une certaine forme de nostalgie. Mais si j’avais dû situer l’action du film aujourd’hui, on aurait exclusivement vu un écran d’ordinateur sous ProTools… Ce qui, visuellement, ne représente pas grand intérêt ! L’analogique, les machines, les bandes magnétiques : oui, cela recouvre une beauté que les outils d’aujourd’hui ont certainement perdue. Faire une boucle à partir d’un petit morceau de bande, c’est plastiquement beaucoup plus poétique qu’un sample sur un ordinateur, si vous voulez… En même temps, j’ai des sentiments mêlés sur le sujet, ayant travaillé pour ce film à la fois avec de l’analogique et du numérique. Car l’analogique, de son côté, n’est pas très pratique… Par exemple, cet immense studio d’enregistrement qu’on voit dans le film, ça tient aujourd’hui dans un iPod ou un iPad… Ce qui rend la création beaucoup plus accessible. Seulement, il me semble que le numérique est avant tout le produit du marché, de la consommation, plutôt qu’une évolution naturelle des outils créatifs.
Il n’y aurait donc pas de solution idéale ?
Pour moi, l’idéal est de pouvoir faire l’aller-retour entre la simplicité du numérique et la créativité authentique de l’analogique. Il y a du pour et du contre, de part et d’autre. Mais il est possible qu’avec le temps, je sois contraint de n’avoir recours qu’au numérique. En un sens, le problème, c’est qu’aujourd’hui la plupart des salles de cinéma se voient obligées d’investir, souvent lourdement, dans le numérique. Or, cela affecte nécessairement la manière dont sont aussi produits les films, alors qu’on ne sait même pas si ce genre de matériel est viable à long terme. Enfin, c’est une question d’atmosphère, avec la même différence qu’il y a entre écrire à la main et taper sur les touches d’un ordinateur. Ou encore, pour la musique, entre enregistrer live ou avec un ordinateur. L’autre jour, on m’a montré un fac-similé des notes de studio du Velvet Underground, avec ses ratures, ses taches de café, les titres des chansons corrigés à la main… J’ai trouvé ça formidable, très émouvant… Mais sans doute s’agit-il effectivement d’un goût personnel, et que j’aime bien ce qui est ancien…
Ou ce qui est palpable ?
Oui, c’est peut-être ça, j’aime le rapport physique, matériel, aux instruments. Mais vous savez, ce qui me semble intéressant, à propos de toutes ces applications d’aujourd’hui, pour les téléphones ou les tablettes, c’est qu’elles ont toutes un côté nostalgique, vintage… Ces trucs comme Instagram, ça montre bien que le numérique n’a pas encore d’identité propre, qu’il copie l’analogique comme s’il cherchait à en retrouver l’âme.
Pour revenir à votre film, on remarque qu’il progresse par cercles concentriques : il y a la réalité, la fiction, le film dans le film, et tout cela qui s’imbrique, qui se répond en écho… C’est une structure assez complexe.
Je ne voulais pas particulièrement la rendre complexe. C’est avant tout une question de tension, quelque chose qu’on ne peut pas vraiment traduire en mots… J’ai essayé de créer une sorte d’état d’hypnose. En écrivant le script, j’ai ainsi pris la liberté de suivre différents niveaux de lecture possibles, tout en conservant l’atmosphère d’origine que j’avais en tête.
Toutefois, ne pensez-vous pas qu’en sortant de la salle, le spectateur ressente l’impression d’avoir été habilement manipulé ? Et que, peut-être, rien de ce qu’il a vu n’existe ?
Je trouve que c’est un grand plaisir de ressentir l’ambiguïté entre plusieurs possibilités au sein d’une œuvre… Comme s’il y avait trois ou quatre scénarios dans un même film. Là, concernant une fiction traitant du son – qui est une vibration invisible, incertaine – il me semblait d’autant plus nécessaire d’avoir cette ouverture. Cependant, je ne voulais absolument pas que ça ressemble à un film qui n’aurait aucun sens : je voulais plutôt que l’on puisse envisager une multiplicité de sens… Un vortex d’interprétations.
Berberian Sound Studio de Peter Strickland, avec Toby Jones, Cosimo Fusco, Antonio Mancino, Fatma Mohamed, Chiara d’Anna… Angleterre, 2012. Prix du jury du 20e Festival du film fantastique de Gérardmer. Sortie le 3 avril 2013.