Victoria, un film Triet sur le volet
Révélée par ses documentaires et La Bataille de Solférino, Justine Triet signe la comédie de la rentrée avec Victoria, qui avait enchanté la Semaine de la critique du dernier Festival de Cannes. Rencontre avec une réalisatrice avec laquelle il faudra compter.
Vous vous étiez illustrée dans le documentaire. Comment avez-vous basculé dans la fiction et est-ce que le documentaire a permis de l’enrichir ?
Mon producteur m’avait dit à l’époque que ce que je faisais n’était pas si éloigné de la fiction, parce que je ne faisais pas de documentaires très classiques. Je me mettais en effet à diriger les gens qui en faisaient partie. De manière évidente, j’ai commencé à écrire un court-métrage et je me suis rendu compte qu’il suffisait de préméditer son idée pour faire véritablement de la fiction. Ca s’est donc fait de manière très naturelle. Je pense que le documentaire a nourri mes fictions, mais j’ai du mal à l’analyser encore. Comme je n’ai pas fait d’école de cinéma, je n’ai peut-être pas une méthode « normale », je n’ai que la mienne.
Vous pourriez revenir au documentaire ?
Non, jamais de la vie ! Je suis arrivée à un stade où j’en avais assez d’avoir des menaces de procès permanentes. Cela devenait trop problématique. De nos jours, ce n’est plus possible de faire des documentaires en étant libre, sans dépasser des lignes et sans avoir quelqu’un qui pourrait demander de l’argent en se considérant comme trahi. Je suis trop attirée maintenant par la fiction et le lyrisme.
Victoria a été présenté à Cannes. Quels souvenirs en gardez-vous ?
Je n’y croyais pas ! Vincent Lacoste m’avait dit de ne pas m’attendre à y être, je ne pensais donc pas qu’on y serait. Ce fut donc une vraie surprise pour moi quand on l’a su, surtout qu’on était désirés dans plusieurs catégories. On a été accueillis de manière inespérée, car c’était chouette pour le film de faire l’ouverture de la Semaine de la critique. J’étais super heureuse. D’autant qu’à mon âge, je n’ai pas l’habitude que les choses se passent aussi facilement. Je pense que l’on a plus de plaisir quand ça se fait comme ça, quand d’ordinaire, les choses se font petit à petit. J’ai 38 ans et commencé mes études à 20 ans : ça fait donc 18 ans que je suis dans le milieu du documentaire où tout prenait du temps.
Il y a trois ans d’écart entre La Bataille de Solférino et Victoria, pourquoi un tel laps de temps ?
C’est simplement le temps que ça m’a pris pour l’écrire, le monter, le tourner. Je l’ai écrit en moins d’un an, mais la préparation du tournage a pris 6 mois, puis encore un an pour le tournage et le montage. Je n’ai pas eu le sentiment d’avoir pris des vacances…
Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de ce personnage atypique ?
Ca s’est fait de manière presque évidente. Il n’y a pas eu de déclic. J’avais très envie de m’écarter d’un portrait d’une femme, avocate pénaliste classique, plaidant aux assises comme sur une scène de théâtre. Même si Victoria a failli être chirurgien. En trouvant ce sujet-là, en prenant l’axe du burlesque (avec le singe ou le chien par exemple), je me suis dit que j’allais raconter la chute de ce personnage et sa renaissance, grâce au garçon interprété par Vincent Lacoste. C’est ce qui m’habite depuis longtemps. Déjà dans La Bataille de Solférino, il y avait les prémices de ce personnage, mais pour Victoria, c’était avec un coup de projecteur plus important. J’avais l’idée où elle ferait une plaidoirie complètement défoncée dès le début de l’écriture. Et puis, il y a eu tout un processus où j’ai rencontré une quinzaine d’avocats qui me racontaient plein de choses de leur vie et qui a un peu influencé le scénario.
Finalement, l’école du documentaire vous aura servi pour ces rencontres…
Voilà ! Je ne m’en rends plus compte en fait. Quand j’ai commencé à écrire, c’était évident pour moi que j’allais rencontrer des avocats, même si je n’allais pas garder grand-chose de ce qu’ils me disaient. Il y a tout de même eu cet avocat qui m’a raconté avoir défendu un ami qui était accusé de viol dans le Sud, dans un endroit où l’on détestait les Parisiens, alors qu’il l’était. C’était la chose la plus difficile pour lui : défendre un ami. Je m’en suis servi dans le film, même si l’idée est de s’éloigner le plus possible d’un portrait contemporain d’une avocate. Il y a d’ailleurs de nombreuses choses immorales que Victoria dit de son métier, comme « La beauté c’est ta force », qui viennent d’anecdotes que l’on m’a racontées, sur le côté un peu dur que les avocats peuvent avoir en relatant leur quotidien. C’était important qu’il y ait une sorte de cruauté dans le langage de cette femme.
Il y a plusieurs films dans le film : de la comédie, du drame, de la romance, du policier, était-ce que vous vouliez dès le départ ?
Non, moi je veux toujours faire des films très simples, qui tiennent sur une ligne et au final, je me retrouve avec ça ! J’ai commencé à écrire en janvier et en juillet j’étais en panique, car je trouvais que c’était pourri. C’est alors que j’ai eu l’idée du double procès, quand elle attaque son ex. Cette trame-là d’une avocate qui se retrouve à attaquer à son tour, m’a aidée à trouver l’axe de ce que je voulais raconter. Je n’ai pas contrôlé tous ces genres qui se mélangent. Je n’arrive pas à faire des films autrement que bavards, alors que les gens que j’admire font des films silencieux, avec une puissance du plan, qui savent filmer des objets, des mains qui touchent un objet ou une autre main… J’espère un jour pouvoir le faire. D’ailleurs, le plan dont je suis la plus fière dans le film, c’est celui où je filme un portable ! Et je suis impressionnée par ceux qui maîtrisent leur mise en scène au sein de leur film bavard, comme le fait Woody Allen.
En écrivant le film, aviez-vous en tête ce choix du duo Virginie Efira/Vincent Lacoste ?
Non, j’ai écrit sans penser à personne. A la fin, Vincent Lacoste est venu dans mon esprit pour ce personnage de jeune mec gracieux, avec une forme de candeur. Il n’y en a pas 10 000 comme lui. Je n’avais pas d’idée d’âge non plus, mais c’était bien de le montrer en homme. Quant à Virginie Efira, je l’avais vue en interview et je trouvais qu’elle dégageait un truc formidable de vivacité qui pouvait fonctionner. Je n’avais pas soupçonné qu’elle pouvait aussi avoir le côté sombre du personnage de Victoria, un peu dur. Mais ce fut une évidence en la rencontrant, d’autant plus qu’on a le même âge. J’avais l’impression que le tournage allait bien se passer. Elle a une vraie maîtrise d’elle-même quand on la rencontre, elle se tient très droite, avec un très beau corps avec lequel elle sait jouer et c’était intéressant d’avoir quelqu’un d’aussi crédible à la base, avec une forme de maîtrise et d’intelligence. C’était super de désarticuler ce type de tempérament. Elle a toujours été une comédienne intéressante, je ne suis pas d’accord avec ceux qui parlent de renaissance pour elle avec ce rôle. De manière purement technique, elle a une grande capacité de variation entre les prises. Le tandem avec Vincent Lacoste a bien fonctionné, avec un double rythme entre eux. Il y avait du charme, plus que l’idée d’un super duo qui allait séduire les spectateurs. Ils ont été séduits l’un l’autre et c’est quelque chose qu’on ne peut pas calculer.
Et quels souvenirs gardez-vous de ce tournage ?
C’était très agréable. Je fais beaucoup de prises, en allant dans des directions différentes. J’ai vu au montage que je pouvais avoir un film totalement différent. La première mouture était efficace, mais trop froide et trop cynique. Il a fallu repenser le film et on a amené plus d’émotion, grâce à toutes les prises. Je suis toujours dans un état de doute. Je sais ce que je veux, mais il y a un spectre large qui existe autour de ce que je veux. Du coup, j’ai l’impression que les comédiens passent par plein d’états et qu’ils lâchent plus de choses. Il faut réussir l’ambivalence de garder le rythme et de lâcher des choses de soi, c’est très difficile.
Vous reconnaissez-vous dans ce personnage de Victoria ?
Probablement un peu, il y a une identification évidente, mais heureusement pour moi, je n’ai pas sa vie ! Il y a aussi beaucoup de choses à partir de femmes et de personnages que j’aime. Je crois plus au fait d’écrire sur ce que l’on est et voudrait être. Il y a un peu de la Gena Rowlands de Opening night, de Bette Davis, d’Allison Janney qui est une actrice incroyable… Il y a un vrai sens de l’esthétique aussi, ce qui est rare pour une comédie. Il y avait une vraie frustration dans mon film précédent, alors que je voulais mettre tout autant d’esthétique, mais je n’en avais pas les moyens. Le résultat d’un film dépend de son budget. Pour celui-ci, je voulais vraiment m’impliquer dans les décors, notamment celui de l’appartement bleu nuit dans une tour, avec un désir très précis de sa décoration intérieure, avec une identité précise de chaque lieu, comme celui du tribunal rouge. Tout était très pensé. J’étais très à cheval là-dessus et c’est ce qui a fait qu’on a tourné en studio. L’appartement n’existait pas, il a fallu le reconstituer. C’était génial de pouvoir décider de tout, surtout que je suis de plus en plus maniaque. Ca coûte plus cher par contre… Mais je suis contente, maintenant on me parle d’esthétique et non plus simplement de l’énergie qui se dégage de mes films.
Vous aimeriez aller vers des films avec des images plus léchées ?
En tout cas, je veux de plus en plus travailler l’image et la mise en scène. Je suis contente sur Victoria, mais suis encore insatisfaite, je vois tous les défauts de ce que je fais. Je ne revois jamais mes films. J’ai envie d’avoir, dès l’écriture, plus d’idée de ce que je veux pour la mise en scène. Je me sens jeune car j’ai fait peu de films et quand je vois des films de ceux qui ont une vraie maîtrise, comme Polanski, il y a un plaisir absolu à regarder ça. Ce qui est rare dans la comédie, qui est un genre mésestimé, boudé par le côté prestigieux du cinéma, alors que c’est un endroit intéressant d’aborder avec une belle mise en scène. La place des animaux est très importante également. C’est par eux que la vérité éclate… Au tout début que j’écrivais, je m’emmêlais les pinceaux sur les histoires satellites que je voulais. Et je suis tombée sur cette idée, inspirée de deux histoires vraies qui correspondaient à l’état d’esprit fantasque du film. Ca donnait le ton du film. J’avais aussi le fantasme de travailler avec des animaux, mais je ne suis pas sûre de vouloir le refaire… C’était chouette, mais il y avait beaucoup de contraintes et ça peut rendre les équipes un peu énervées… Pour des choses simples, ça pouvait durer très, très longtemps.
Vous avez vu le film allemand, Victoria de Sebastian Schipper ?
Non, seulement la bande-annonce que j’ai vue plusieurs fois. Ca a été une bagarre pour moi pour garder mon titre, car il a eu pas mal de succès. On a tenu bon, d’autant que les deux films sont différents. C’était une évidence pour moi d’appeler mon film par son prénom. Ca avait du sens de l’appeler ainsi.
Victoria de Justine Triet, avec Virginie Efira, Vincent Lacoste… France, 2016. Sortie le 14 septembre 2016.