Ecoutez un peu : contraint au service militaire, affecté alors en Algérie aux Paras, Yann Le Masson part faire la guerre. A son retour, traumatisé par ce qu’il a vécu, il devient paranoïaque et, prenant conscience que de sa pénitence dépend sa guérison, s’engage aux côtés du FLN. Un bon pitch de film, non ?
Sauf que rien de tout cela n’est fictif. Yann Le Masson, appelé en 1955, est vraiment affecté au 18e Régiment d’infanterie parachutiste de choc pendant trois ans : « J’ai dû la rage au cœur et impuissant combattre contre des hommes dont l’idéal était le mien. » Revenu en France, il découvre que la seule méthode pour se guérir du traumatisme militaire, c’est de se mettre au service de ceux qu’il a combattus. Caméraman le jour, transporteur d’armes et professeur de guérilla urbaine la nuit. Ce militarisme, Le Masson le transfigure en militantisme. En cinquante ans, il a fait (« fait », car Yann Le Masson rappelle qu’un film n’est pas l’œuvre du seul réalisateur, mais qu’il est le point d’orgue de la communion d’un collectif) plus de cinquante films, dont quelques chefs-d’oeuvre.
Cinéma parallèle
Le premier, Yann Le Masson organise le cinéma politique en France, alors parfaitement censuré – ou plutôt autocensuré, tant aucun réalisateur ne s’y risquait. Lorsqu’il réalise J’ai huit ans à son retour d’Algérie, le cinéaste se heurte à la censure, et pose la question de l’organisation d’un cinéma militant. Avec quelques personnes, il fonde le Groupe du cinéma parallèle. Extrait des statuts : « Assurer la production, la réalisation et la distribution de films de courts ou longs métrages dont la production ne pourrait être envisagée en raison des interdits politiques, économiques et juridiques du moment. » Dans le Manifeste pour un cinéma parallèle (juin 1962), il exhorte le public à prendre position : sans son soutien, impossible de faire vivre ce cinéma clandestin. Le public doit participer, en protestant, en organisant des projections dans des lieux privés qui échappent à la censure, en apportant une aide financière. Ainsi, J’ai huit ans, bouleversant court métrage sur la guerre d’Algérie, à la fois bien plus simple et complexe que tous les films sur la guerre, ouvre la porte d’un genre nouveau, le cinéma indiscipliné. Et, petit à petit, le sortira de l’anonymat.
Cinéma paradise
Mais la force du cinéma de Yann Le Masson, c’est de ne pas choisir uniquement le fond et de se désintéresser de la forme. Ainsi les plans de Kashima Paradise, Heligonka ou Regarde elle a les yeux grand ouverts sont souvent d’une beauté à couper le souffle. Un discours politique et une esthétique. Une prise de position nette, mais des contours flous. Et cette formule de Jean Carta, membre du Groupe pour un cinéma parallèle, évidente à mettre les larmes aux yeux tant on l’a cherchée chez d’autres : « Le rôle du cinéma parallèle n’est pas – son nom le dit assez – de remplacer le cinéma légal. Ils sont complémentaires. […] Nous admirons trop, quant à nous, le contenu de superproductions commerciales comme West Side Story ou Spartacus pour sous-estimer l’importance du circuit normal. Finalement, c’est peut-être cela l’avenir : Spartacus et J’ai huit ans, le géant et le pygmée, la liberté possible et la liberté arrachée. » Alléluia.
Ainsi, on pourra s’éterniser devant les images de Kashima Paradise, autant pour son contenu que pour la forme coup de poing qu’il prend. Ce film sur l’industrialisation hyperactive du Japon au début des années 1970 constitue un monument du documentaire. Yann Le Masson et Bénie Deswarte saisissent les inquiétudes d’une population agricole régie par des traditions et des devoirs (la « loi du giri ») face à l’industrialisation à outrance du gouvernement. Ils se font les porte-parole des paysans en relatant deux événements majeurs : l’expropriation de populations entières pour construire un immense complexe industriel nommé Kashima Paradise, et le combat mené six années durant par les paysans et étudiants contre la construction de l’aéroport international de Narita. Film rare : on est à mille lieues de ce que l’Occident apprend habituellement du Japon. Ici, pas de clichés sur les particularités japonaises (alors que même au plus fort des combats, on devine encore une « loi implicite » qui régit ceux-ci), l’impossibilité des Japonais à se conformer à la vie occidentale (qui n’a pas vu cet odieux reportage sur les touristes nippons qui flippent après quelques jours dans notre capitale ?) ou leurs perversions sexuelles fantasmées ou réelles. Le Masson prend sa caméra pour mieux voir, et pour mieux nous faire voir. Kashima, Narita, symboles des développements à tout prix. Avare de voix off dans ses autres films, il a laissé ici un autre grand homme de cinéma, Chris Marker, écrire le commentaire de Kashima Paradise ; ce texte magnifique et profond rend l’œuvre encore plus singulière et flamboyante. Presque poétiques, les mots dits lors des affrontements avec les policiers finissent de rendre ce cinéma parallèle aussi intime qu’universel.
Cinéma idéal
Et si l’œuvre de Yann Le Masson constituait l’essence même du cinéma ? Un cinéma qui ne s’inscrit pas en faux contre le spectacle, mais au contraire qui fait le pont entre les publics. Adorer West Side Story, Spartacus, et rester sans voix le long des 77 minutes de Regarde elle a les yeux grand ouverts, éprouver la cécité en écoutant, ému, l’histoire de Patrick dans Heligonka, sentir la fureur sourdre en regardant les dessins d’enfants de J’ai huit ans. Avec une maîtrise absolue et une grande humilité, Yann Le Masson a su mieux que personne témoigner de l’histoire des peuples et faire éclater l’humanité dans ses sujets.
A un journaliste qui lui demandait pourquoi il filmait, il avait cette réponse : « Pour changer, devenir différent, et ainsi, aussi peu soit-il, changer le monde. »
A voir : Coffret 2 DVD Kashima Paradise, le cinéma de Yann Le Masson, aux éditions Montparnasse. Sortie le 3 mai 2011.
Inclus : J’ai huit ans, coréalisé avec Olga Poliakof, 1961, 9’10.
Sucre amer, 1963, 23’54.
Kashima Paradise, coréalisé avec Bénie Deswarte, 1973, 106’26.
Regarde elle a les yeux grand ouverts, 1980, 76’59.
Heligonka, 1984, 26’38.
Pour les personnes qui souhaitent voir plusieurs films de Yann Le Masson, une soirée hommage aura lieu le 10 avril au Forum des images à Paris.
Seront projetés à partir de 19h :
J’ai huit ans
Sucre amer
Pour demain
21h30
Heligonka
Kashima Paradise
Plusieurs de ses amis seront présents
programme complet : http://www.docsurgrandecran.fr
Merci pour l’info !