J’ai rencontré Koji Wakamatsu en mai 2012. Enfin, presque. Il était venu présenter 25 novembre 1970, le jour où Mishima choisit son destin au Festival de Cannes. Le lendemain de la projection, je me rends sur la terrasse du Palais des festivals pour interviewer le réalisateur japonais, qui se trouve alors à quelques mètres de moi. Un sourire aux lèvres, une formule de politesse apprise par cœur en tête (« 初めまして », « enchanté »), j’avance résolument vers le monsieur, quand l’attaché de presse s’interpose : « Vous n’avez pas eu mon message ? » Evidemment, non. « Monsieur Wakamatsu ne se sent pas bien, l’interview est annulée. » Après autant de palabres que de supplications, j’ai pu obtenir d’envoyer mes questions par mail. Signe de tête au metteur en scène, à trois mètres mais déjà si lointain, puis j’ai pris congé, envoyé mes questions et attendu fébrilement une réponse.
Malgré mes relances auprès de l’attaché de presse, rien n’y fit. Et désormais, je dois bien me rendre à l’évidence : à moins d’un mail miraculeusement perdu dans les tuyaux, le décès accidentel à Tokyo de Koji Wakamatsu ce 17 octobre 2012 réduit à néant mes espoirs d’un entretien de son vivant. C’est bien triste. J’aurais aimé lui demander pourquoi, après avoir saisi la violence des mouvements étudiants d’extrême gauche dans les années 1970, et déclaré avoir commencé à réaliser des films pour tuer en puissance des policiers (1) et dénoncer l’ordre établi, il s’est intéressé à Yukio Mishima, écrivain nationaliste et farouche partisan d’un Etat militaire. Il m’aurait peut-être répondu d’abord que s’ils n’avaient pas le même point de vue, ils partageaient tous deux le besoin de réveiller une société en perte de repères et asservie aux Etats-Unis. En 1970, les forces américaines sont encore très présentes dans l’archipel par le biais du traité de sécurité nippo-américain (ANPO), renouvelé au début des années 1960 malgré les manifestations japonaises. Koji Wakamatsu aurait pu ajouter ensuite que depuis ses débuts en 1963, il n’a eu de cesse de rapporter les faits divers japonais : les révoltes étudiantes et le terrorisme associé constituant l’apogée des troubles politiques de l’époque. Au fil des années, il a pu voir une jeunesse oublier totalement son passé et se nourrir principalement de culture américaine, il a pu voir les révoltes diminuer jusqu’à stopper au profit d’un fatalisme résigné. Mettre en scène aujourd’hui des films comme United Red Army, Le Soldat-Dieu ou 25 novembre 1970, le jour où Mishima choisit son destin (les trois derniers films du cinéaste), c’est affirmer sa volonté de rendre leur mémoire aux Japonais (et, de fait, à l’Occident, ces films constituant chez nous de solides bases de compréhension de la société nippone). Tout comme en France, les plus jeunes ne connaissent ni Vichy, ni Mai 68, ni le suicide de Pierre Bérégovoy, au Japon la prise du chalet d’Asama en 1972 n’est qu’un lointain souvenir, et ceux qui s’en souviennent retiennent les conséquences – le massacre -, non les causes. C’est ce que Wakamatsu raconte, avec une précision chirurgicale et sans prendre parti, dans United Red Army, la terrible et grotesque histoire des guerres intestines de l’armée rouge japonaise. Comme le putsch suivi du suicide public de Yukio Mishima, ces événements ont participé à l’évolution politique du pays.
Autant dire qu’avec de tels films, on peut difficilement réduire Koji Wakamatsu aux seuls rôles de réalisateur de pinku eiga et de sulfureux producteur de L’Empire des sens, comme le suggèrent les hommages depuis sa mort (2). Sa volonté de devenir un réalisateur indépendant à partir de 1965 a d’ailleurs influencé plusieurs générations de cinéastes japonais. Cette indépendance lui a permis d’accoucher d’un cinéma différent, fait d’expérimentations visuelles et sonores, d’insertions de coupures de presse, et d’une collusion parfois insoutenable entre sexe et violence. Mais à l’inverse du pinku eiga, le sexe n’est jamais gratuit chez Wakamatsu. Il sert une autre cause, dénonçant tantôt la stupidité des jeunes révolutionnaires (Sex Jack, L’Extase des anges), associant la frustration sociale à la violence sexuelle (Quand l’embryon part braconner, Les Anges violés) et à la dépravation (Les Secrets derrière le mur). Wakamatsu, cinéaste anarchiste en colère, dépeint la société dans ce qu’elle a de plus terrible, de plus cruel. Il raconte la jeunesse nippone révoltée, et n’hésite pas à s’en moquer s’il le faut.
Si l’on avait demandé au metteur en scène pourquoi, à partir des années 1980, il a délaissé cette violence frontale et charnelle, il aurait probablement répondu qu’avec la fin du mouvement radical de gauche, son rôle de cinéaste militant se terminait. A part un film dense et magnifique (Piscine sans eau), les décennies 1980 et 1990 ont surtout été marquées par des œuvres alimentaires. Puis la crise, les troubles politiques et l’immobilisme de la jeunesse nippone du XXIe siècle ont redonné au cinéaste son envie de témoigner des événements passés, qu’il a vécus au plus près (il était proche des factions de gauche dont plusieurs membres ont d’ailleurs joué dans ses films, et son scénariste Masao Adachi était un intellectuel radical). Koji Wakamatsu, ancien yakuza, cinéaste enragé et engagé, est mort bêtement à 76 ans sans m’accorder d’interview, mais laisse une œuvre marquante, excentrique et surréaliste, ancrée dans son époque et pourtant universelle.
(1) « Un jour, j’ai dû faire six mois de prison pour une bête histoire de bagarre. Ce que j’ai vécu a été dur. Les gardiens et le personnel ne me laissaient pas aller aux toilettes. On ne me traitait pas comme un être humain. En sortant, je voulais vraiment me venger. Mais je savais que si je tuais des policiers dans la vie réelle on me remettrait en prison. J’ai donc décidé de tuer des policiers dans des romans. N’ayant pas fait d’études, je ne savais pas écrire et, au bout de dix pages, je ne pouvais plus continuer. Du coup, je me suis dit que j’allais faire des films. » Entretien avec Koji Wakamatsu, in Le Cinéma enragé au Japon, Julien Sévéon.
(2) Extrait de l’hommage d’Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication, à Koji Wakamatsu : « Il produisit en 1976 le sulfureux ‘Empire des sens’ de Nagisa Oshima, avant de tenir lui-même la caméra dans ‘Mishima, The millenial rapture’ ou ‘Petrel Hotel Blue’. Des œuvres fortes, sensibles, engagées dans le réel, qui laissent une trace dans notre regard d’Occidentaux. » (sic) En plus de faire l’impasse sur trente années de réalisation, le cabinet ministériel mélange les titres…