Leïla Kilani a réalisé Indivision. Le film plonge les spectateurs dans les intrications émotionnelles et les tensions familiales au Maroc. À travers le récit de deux frères en quête d’un héritage familial, Indivision explore avec subtilité les conflits générationnels et les dilemmes moraux qui émergent lorsque tradition et modernité se rencontrent. Une œuvre poignante qui interroge les notions d’identité, de responsabilité et de lien familial dans la société marocaine contemporaine.
Comment définiriez-vous Indivision ? Un drame familial ? Une histoire d’apprentissage ?
Les deux. C’est aussi un conte. Ça mélange plusieurs fils et se dire que nous arrivons à faire un film aujourd’hui dans cette prolifération est extrêmement réjouissant. J’ai beaucoup aimé utiliser cette génération qui ne renonce à rien, peut vivre et faire plein de choses à la fois, vit dans le virtuel et le réel. L’héroïne de ce compte est une vraie Shéhérazade 2.0 qui empoigne les réseaux sociaux pour en faire son arène de conte. On peut dire que c’est une nouvelle version des Mille et Une nuits.
Le film est-il inspiré d’événements de votre enfance ?
Pas directement. Je pense qu’on écrit toujours en se mettant à la place de quelqu’un. En l’occurrence j’étais cette petite fille ayant grandi à Casablanca, qui, en rentrant en vacances dans la maison de sa grand-mère, n’avait pas le droit de sortir. J’ai grandi dans un monde où l’image était rare, précieuse et interdite dans les années 1970-1980 où le régime dictatorial d’Hassan II contrôlait tout. C’était donc fondamental pour moi de me demander quelle histoire je pouvais raconter en incluant les réseaux et l’image sans leur côté « lieu de débilité et de crispation ». Ce n’est ni un film à la première personne, ni une autofiction, ni une manière de revisiter le passé. J’ai évidemment puisé dans les confrontations autour de l’héritage que j’ai pu vivre et de ses rapports qui sont à la fois remplis d’amour et de conflits. La famille est la première cellule de la société, que je le veuille ou non mon imaginaire puisera là dedans. Mais j’ai surtout voulu inventer une nouvelle figure romanesque, de manière complètement affranchie, à travers cette famille où vieux et jeunes s’affrontent. Je m’identifie beaucoup au personnage du père. Il y a aussi la petite Shéhérazade 2.0, la grand-mère barbare et cruelle sortie tout droit des contes qui est vue à travers le regard de sa petite fille, et l’oncle un peu loser magnifique qui est un personnage très émouvant.
Peut-on dire que c’est un film sur le passage à l’âge adulte ?
Exactement. C’est un film sur le passage à l’âge adulte à travers ces deux adolescentes qui vont se mettre en mouvement et provoquer une révolution au sein de la famille et de tout le territoire. C’est un film où tout le monde opère une mutation de passage, la grand-mère s’effondre à l’intérieur de son monde, les oiseaux se mettent en mouvement, tout le monde est en mouvement, ce qui nous fait rentrer dans une certaine transe sur ce passage vers un jour neuf.
Selon vous, faut-il prendre ses distances avec sa famille pour pouvoir créer sa propre histoire ?
C’est absolument nécessaire, à un moment ou un autre, de rentrer en crise avec sa famille, son milieu et son temps pour pouvoir engendrer un monde neuf. Un individu quel qu’il soit, en dehors même de l’adolescence, qui serait dans une forme d’absolu consensus, génère une stabilité qui devient une sorte d’archaïsme. Je pense qu’il est sain de rentrer en rébellion avec les siens pour sans doute mieux les aimer et s’inventer les uns les autres à travers un temps et un espace. Pendant l’adolescence ou la jeunesse, les colères sont saines et le rejet est nécessaire, sinon nous serions dans un effondrement annoncé et dans une reproduction à l’infini des mêmes schémas.
Que pouvez-vous nous dire sur le tournage ?
C’était un tournage assez long qui a commencé de manière classique avec une quarantaine de techniciens et tous les corps de métiers. Nous avons épuisé notre budget mais avions paradoxalement des plans uniques et magistraux. Nous n’avions pas toutes les séquences mais en même temps nous avions la conviction que nous tenions quelque chose d’absolument fabuleux, rare et précieux en termes de cinéma et de plasticité. Nous sommes donc repartis uniquement avec le chef opérateur, parfois l’ingénieur du son, et ma formidable troupe d’acteurs qui sont devenus mes propres oiseaux. Nous avons d’ailleurs joué avec les oiseaux qui sont devenus de réels acteurs. Pour l’anecdote, je m’étais renseignée auprès d’ornithologues pour savoir à quelles dates ils seraient au Maroc, mais arrivés à Tanger ils n’étaient pas là, partis la veille à cause de la canicule. Nous étions accablés et avions hésité à tourner en Espagne mais c’était trop compliqué. L’acteur du père de Lina Mustafa et moi, avons rêvé la même nuit que les oiseaux revenaient. Il est venu me chercher à 5h du matin, nous sommes retournés sur le lieu de migration et ils étaient là. Nous avons donc pu continuer à tourner, c’était fabuleux.
En parlant d’acteurs, comment travaillez-vous avec les vôtres ?
En répétant. Je crois beaucoup à l’esprit de troupes et aux jeux d’humilité, comme des artisans qui répètent leurs gestes. C’est en répétant les gestes comme des sportifs ou comme des musiciens que peut advenir la grâce. Cela peut être exténuant pour eux, mais c’est ma manière de travailler.
Comment choisissez-vous les sujets de vos films ?
En considérant que le sujet ne peut pas suffire pour faire un film. Je peux être traversée par un sujet mais je me poserai directement des questions de formes. Le sujet est un catalyseur qui n’est que le point de départ pour me mettre en mouvement. Le film se construit toujours autour d’une forme, le gros travail est de trouver laquelle.
Votre style de réalisation en quelques mots ?
Artisanal par le jeu d’acteur qui est de l’ordre de la troupe de sportifs ou de musiciens qui travaillent. Des plans-séquences extrêmement rapides. Et une maîtrise plastique cherchant à perforer le regard et à poser des questions.
Quelles sont vos inspirations ?
En général cela peut passer par de la musique, de la lecture ou encore de la peinture. Pour ce film-là j’ai fortement été inspirée par la peinture La Tentation de saint Antoine de Bosch que m’a montrée mon chef décorateur. C’est la représentation d’une apocalypse absolument incroyable, une espèce de prolifération infinie qui m’a beaucoup marquée. Les films d’Hayao Miyazaki également, comme Le Château ambulant. Énormément de choses ont questionné les contes de ma grand-mère qui étaient des structures où l’ellipse prenait une grande place et qui m’ont autant marquée que de grands romans. Je puise donc dans à peu près tout pour trouver de l’inspiration.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours ? Pourquoi avoir choisi de faire du cinéma ?
Dans mon pays, l’image était extrêmement contrôlée par le régime. J’étais cinéphage et le cinéma avait le goût unique et savoureux du fruit défendu. J’essayais constamment de trouver des combines pour pouvoir aller voir des films en cachette, ce qui provoquait une adrénaline heureuse. Prendre des photos dans la rue était interdit, j’ai été arrêtée pour ça. Puis j’ai fait des études d’histoire et d’économie tout en restant cinéphage. La prise en charge de mon exaltation a été le cinéma. Dans les années 2000 il y a eu l’immigration clandestine au Maroc qui m’a donné envie d’en écrire l’histoire en son et en image, alors j’ai brièvement écrit le film, je l’ai envoyé au CNC, j’ai eu l’aide à l’écriture, puis je l’ai envoyé à un concours organisé par la Fémis et France 3 que j’ai remporté. J’étais une sorte de Cendrillon qui a rapidement remporté le gros lot, ce qui m’a davantage motivé.
Quel message ou émotion voulez-vous transmettre au public à travers vos films ?
De continuer à croire à ce moment étrange qu’est le cinéma, se retrouver ensemble enfermés dans une salle noire et regarder dans la même direction. Aujourd’hui il y a les séries et les réseaux, alors comment continuer à croire au cinéma ? Un film est, pour la plupart, là pour divertir mais en réalité pas seulement, nous pouvons être saisis, nous pouvons nous poser des questions, partager des avis différents. Il y a quelque chose d’extrêmement bouleversant dans le fait de partager une expérience collective et de ne pas voir le même film. Allez au cinéma voir tout ce que vous voulez ; c’est un acte de foi dans le futur de continuer à croire que nous pouvons être ensemble en dehors d’une manifestation, d’une salle de cours ou autres.
Quels sont vos trois films favoris et votre film du moment ?
Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania m’a complètement emportée, c’est un film d’une intelligence, d’une maîtrise et d’une forme de sincérité rare et précieuse car elle réussit à questionner ce qu’est le cinéma, ce qu’est le réel, la fiction, ce qu’est une illusion. Je trouve ça magistral dans le geste et la liberté qu’elle s’octroie et qu’elle laisse à ses personnages. J’ai été traversée par La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer, c’est une expérience qui s’est déposée en moi en ayant réactivé un gouffre abyssal et un vertige qui résonneront encore dans dix ans. Oppenheimer de Christopher Nolan m’a également beaucoup marquée. Enfin, mon coup de cœur du moment est la série Succession de Jesse Armstrong, qui m’a complètement emballée par sa tragédie à la fois extrêmement populaire mais aussi maîtrisée, et ce que cela raconte sur notre monde.
Indivision de Leïla Kilani, avec Ifham Mathet, Mustafa Shimdat… Maroc, France, 2023. Sortie le 24 avril 2024.
Copyright photo Leïla Kilani : © FNC Adil Boukind.