Rencontre avec Nanni Moretti et Margherita Buy

 

Mia madre, de Nanni MorettiAvec Mia madre, Nanni Moretti signe sans doute l’un de ses films les plus denses et les plus personnels. Le cinéaste renoue avec la veine autobiographique, tout en se gardant bien de venir occuper le haut de l’affiche. Une habitude, désormais, chez Moretti, qui préfère confier à d’autres le soin d’aller au turbin explorer les tréfonds de sa conscience. Après les doutes pontificaux de Michel Piccoli, place à ceux d’une femme-mère-fille-réalisatrice, Margherita (jouée par Margherita Buy). Pleine de certitudes derrière sa caméra, elle se retrouve submergée de confusion sitôt son quotidien retrouvé. Une mère à l’hôpital, une fille prise dans les remous de l’adolescence et un frère (incarné par Moretti), inlassablement exemplaire. Margherita se bat pour trouver sa place et la force de surmonter l’inévitable, la perte de sa maman… Nous avons souhaité en savoir plus. Nous avons donc convié Nanni et Margherita autour d’une table pour en parler… Enfin, c’est surtout Nanni qui a parlé.

 
Peut-on considérer Mia madre comme un film « somme », une synthèse dense et intense de votre réflexion de cinéaste ?

Nanni Moretti : A vrai dire, je ne m’en rends pas compte mais oui, c’est un film qui arrive à la fin d’un parcours. Un parcours non seulement professionnel mais aussi personnel, celui de toute une vie. Et donc si on peut voir à travers ce film l’expression d’un changement ou de quelque chose qui a mûri, c’est évidemment parce que ma propre vie a changé et mûri.

Vous faites dire à votre cinéaste fictive Margherita, personnage principal du film : « Je veux voir l’acteur à côté du personnage. »

N.M. : Oui, c’est une des façons dont je conçois le travail de l’acteur. C’est quelque chose que je pense profondément, une idée à laquelle je crois beaucoup comme réalisateur et comme spectateur. Par contre, ce n’est pas forcément le genre de consigne que je donne aux comédiens lorsque je travaille avec eux. Je n’aime pas les acteurs qui se livrent corps et âme à leur personnage. Je sais que c’est une manière de jouer qui plaît beaucoup au public comme à la critique mais, personnellement, je ne l’apprécie pas particulièrement. Je tiens à « voir » le personnage mais aussi la personnalité de l’acteur. Après, évidemment, je ne dis jamais tout ça à mes acteurs lors d’un tournage. Je n’aime pas beaucoup non plus trop en dire, théoriser pour théoriser. Mais je sais ce que je veux des acteurs et donc je travaille beaucoup sur le jeu.

Justement, Margherita Buy, quel genre de directeur d’acteur est Nanni Moretti ? Est-ce que c’est dur d’être son alter ego à l’écran ?

Margherita Buy : Je ne crois pas que Nanni ait pensé ou construit mon rôle comme celui de son alter ego. J’ai lu le script qu’il m’a envoyé. J’y ai découvert l’histoire de cette femme réalisatrice, mère d’une jeune adolescente et fille d’une mère malade… Bien sûr, Nanni me dirigeant, on retrouve inévitablement dans cette figure de cinéaste ses propres façons d’aborder le métier, sa relation aux autres membres de l’équipe… Mais nous n’avons pas du tout théorisé autour du fait qu’elle était lui.

Le film que tourne Margherita est un film politique. Le genre d’œuvre que vous auriez souhaité réaliser ? Ou au contraire que vous ne ferez jamais ?

N.M. : Ca m’est arrivé d’aborder le sujet politique dans certains de mes films, mais pas tant que ça finalement. Ce que j’ai toujours pensé, comme spectateur et comme réalisateur, c’est qu’un film n’a pas besoin de se confronter à des thématiques « importantes » pour être « important ». Je ne pense pas qu’il y ait des sujets de première classe et d’autres de seconde classe. Dans Mia madre, je voulais que le film tourné par le personnage de Margherita, à la différence de sa vie personnelle, soit très solide, très structuré. Je ne voulais pas qu’il soit un écho de sa vie privée, comme dans un jeu de miroirs. Je crois que les films politiques présentent les mêmes devoirs que les autres types de longs-métrages. Dans le sens où le but reste le même : faire un bon film et, autant que possible, innovant.

Quatorze ans après La Chambre du fils, vous abordez de nouveau le thème du deuil, mais de façon plus apaisée. Il s’agit d’un deuil annoncé, attendu. Celui de la mère de Margherita, et, indirectement, de la vôtre…

N.M. : La Chambre du fils était un film très différent, qui répondait à un fantasme, à un besoin d’exorciser une peur. Dans Mia madre, il s’agit d’une expérience vécue. Et si effectivement, le deuil dans La Chambre du fils était non naturel, brutal, violent, celui dans Mia madre fait finalement partie de l’ordre naturel des choses. Perdre ses parents est une épreuve qui arrive à tout le monde, aussi douloureuse soit-elle. Ensuite, de façon plus générale, pour les réalisateurs comme pour les acteurs, je pense que le cinéma n’a aucun rôle thérapeutique. Pour quelques spectateurs, peut-être. Je suis sans doute parvenu, à travers mes films, à raconter quelque chose de moi-même. Pour autant, je ne considère pas que ma filmographie m’ait apporté une nouvelle prise de conscience par rapport à ce que je suis, par rapport à ma construction personnelle.

Depuis quelques années, la « renaissance » du cinéma italien est une réflexion qui revient assez souvent. Pensez-vous qu’elle soit pertinente et que recouvre cette idée, selon vous ?

N.M. : A mon sens, la présence de plus en plus récurrente du cinéma italien dans les festivals résulte davantage d’exploits individuels, de réalisateurs, de producteurs, que d’une véritable dynamique d’ensemble, d’un système. Mais il n’y a pas en Italie de nouveau climat qui donnerait, plus qu’avant, de l’importance au cinéma. Et je ne parle pas seulement du fait politique. Il y a le manque de lois, de ressources du cinéma italien. Dans la vie des gens également, le rôle du cinéma est devenu marginal. Il n’y a pas une grande attention portée au cinéma en Italie, ni comme phénomène industriel ni comme phénomène artistique. Donc s’il y a une « renaissance », ce n’est pas en tant que phénomène général.

 
Mia madre de Nanni Moretti, avec Margherita Buy, Nanni Moretti, John Turturro… Italie, 2014. En compétition au 68e Festival de Cannes. Sortie le 23 décembre 2015.