Après avoir présenté son court-métrage éponyme dans divers festivals avec succès, Andrew Cividino a ouvert la compétition de la Semaine de la critique avec Sleeping Giant. L’été de trois ados près du lac Supérieur, dans l’Ontario, à la limite entre le Canada et les Etats-Unis. Trois ados qui ont détonné sur la scène de l’Espace Miramar, à Cannes, avec des costumes deux fois trop grands pour eux et des casquettes à l’envers. Devant la caméra d’Andrew Cividino, Riley (Reece Moffett) et Nate (Nick Serino) initient Adam (Jackson Martin) aux joies des larcins alcoolisés dans les épiceries, des bagarres sur la plage, des défis à la « t’es pas cap de sauter dans l’eau depuis la falaise ». Ils tournent également autour des jeunes filles du coin, se vannant allègrement sur le même mode du « t’es pas cap ». La nature est leur domaine, à la fois terrain de liberté sans l’œil de parents trop bienveillants pour être honnêtes, et d’une majesté menaçante. Si l’histoire est convenue, elle est maîtrisée et Andrew Cividino montre un bon potentiel pour son premier long-métrage, saisissant le trouble adolescent, entre une naïveté encore enfantine et la bravade de celui qui se veut déjà adulte.
Sleeping Giant était d’abord un court-métrage. Que n’avez-vous pas pu exprimer dans le format court et que vous avez pu dire dans le format long ?
Dans ma tête, ça a toujours été un long-métrage, mais je n’ai pas eu les ressources pour le faire. Je n’ai pas réussi à convaincre quiconque que c’était une bonne idée ! Et j’avais déjà commencé le casting et trouvé ces deux garçons, Nick et Reece, qui jouent Nate et Riley. C’était tellement électrique de travailler avec eux, que quand on a fini le court, j’ai tout de suite recommencé à revoir le long autour de l’idée de travailler avec eux. Tout en sachant qu’on devait tourner l’été suivant pour pouvoir les saisir dans ce bref moment de leurs vies. Le court-métrage est vraiment une série impressionniste de sketches et de vignettes. Il saisit l’essence de ce que je voulais faire, mais sans me donner l’opportunité de plonger dans la profondeur des personnages, et de la manière dont ils sont liés les uns aux autres. Le court a une intrigue très limitée et linéaire, avec très peu de subtilité et de complexité. Parce que c’est le temps qui m’était imparti. Le long m’a permis de vraiment plonger dans la complexité des sentiments et des relations.
Justement, c’est ce qui est intéressant dans Sleeping Giant, les personnages ne sont pas d’un seul bloc. Au début, on a ce portrait d’une famille idéale, avec un père complice et un fils gentil et doux. Finalement le père n’est pas si idéal, et le fils est finalement à l’origine du drame…
Je voulais rendre justice à tous mes personnages, et les rendre tout simplement humains, car personne n’est totalement bon ou totalement mauvais. Je voulais jouer avec l’idée que la famille d’Adam est la famille idéale que Riley regarde comme un modèle. Et Adam doit se confronter à ce moment dans l’adolescence où on réalise pour la première fois que ses parents sont des êtres humains. C’est un moment horrible. Avant, c’est comme le nord magnétique sur lequel on peut toujours régler sa boussole. Et un jour, on réalise que ses parents ne sont pas cet idéal. Et c’est complètement déstabilisant.
Vous avez dit que votre film se situait entre Sa majesté des mouches et Stand By Me…
Sa majesté des mouches, c’est surtout pour l’idée que l’adolescence masculine est liée à la domination de ses pulsions de violence. Je pense que les garçons adolescents portent en eux une sauvagerie qui émerge, quelque chose de très primal, sans savoir encore comment l’apprivoiser. Il y avait aussi l’idée de les placer dans la nature, une aire de jeux sans surveillance et dans laquelle ils peuvent complètement exprimer ce côté de leur personnalité. La destruction est plus facile que la création. Quand on est jeune, on n’a aucun contrôle sur rien, mais détruire des choses, c’est un pouvoir immédiat. Pour moi, Sa majesté des mouches montre cette force destructrice, à la fois de la nature et de l’homme.
Et Stand By Me, parce que c’est LE film sur l’adolescence ?
Oui, je pense que c’est la quintessence du film sur le passage à l’âge adulte. Il y a du lyrisme. On retrouve un groupe de garçons qui viennent tous d’horizons différents et se lient d’une manière très spécifique au cours de l’été qu’ils vont passer ensemble et qui va changer le cours de leurs vies.
Faire un film sur l’adolescence pour un premier film, c’est aussi se confronter à un genre très balisé…
Oui, c’est à double tranchant. C’est une base très riche à explorer, et il y a des codes avec lesquels on peut jouer. Mais c’est aussi un genre assez limité, et c’est difficile pour moi de parler du film sans m’en éloigner d’une certaine manière car je ne voulais pas seulement parler de l’adolescence et du passage à l’âge adulte. C’est un raccourci pratique, mais je voulais y mettre plus que ça. J’en joue, pour donner un cadre familier à mon histoire et à mes personnages, mais je ne pense pas que mon film soit ni une copie ni esclave de son genre.
Plus que ça, c’est-à-dire ?
Je voulais saisir l’excitation de cette période de la vie où tout est intense. Mais surtout, d’un point de vue plus général, j’aimais vraiment l’idée d’ancrer l’histoire dans un paysage qui est parallèle à l’histoire des personnages : quelque chose de beau et de malveillant à la fois, d’une violence imprévisible. Ces garçons-là, à cet âge-là, livrés à eux-mêmes, explorent cette violence sous-jacente, qu’une fois adultes nous contenons et nous contrôlons. Je voulais jouer sur l’équilibre constant entre la destruction et la création. Les garçons ont leurs jeux, leurs relations, leurs amours mais les détruisent. La nature fait la même chose. On l’écarte du chemin, on la repousse, mais, silencieusement, à sa propre échelle de temps, la nature revient et reprend sa place, ses droits. Je vois ça comme une ombre portée sur tout le film.
D’où un travail minutieux sur la lumière ? Comment avez-vous travaillé avec le chef-opérateur ?
Avec James Klopko, mon chef-opérateur, on avait déjà travaillé sur pas mal de pubs ensemble, mais jamais sur un film. Je suis frappé par le fait que chacune de ses décisions, chacun de ses plans sont liés aux personnages, à l’histoire, aux thèmes qu’on traite, et pas à l’envie de faire des beaux plans. La beauté n’est pas la fin, mais ça peut être un moyen. C’était une collaboration très étroite. Il a aussi cadré le film. Il y a un naturalisme dans le jeu des acteurs qui nécessite que la caméra soit un personnage de plus dans chaque scène, et je devais faire pleinement confiance à son instinct pour saisir ces moments. J’étais très attentif à ce qu’on ne fasse pas un film “caméra à l’épaule” de plus, un film qui ne se justifie que par le fait qu’il est tourné caméra à l’épaule. J’avais toujours ça dans un coin de la tête. Il y avait des scènes où c’était le seul moyen d’être vraiment au cœur de l’action. Mais on essayait ensuite de faire un pas de recul vers un point de vue plus omniscient. C’était important de penser vraiment les plans, de faire des choix, et non pas de simplement poser la caméra.
Pourquoi avoir choisi de ne pas montrer frontalement l’attirance d’Adam pour Riley ?
Pour moi, la sexualité dans le film, en particulier pour Adam, est liée à un éveil et à une confusion plus générale. Il est entouré de toutes ces présomptions hétéro-normées. Il est ami avec cette belle jeune fille, et donc tous, son père comme ses amis, s’attendent à ce qu’il soit attiré par elle. Et lui il en est encore à la découverte de la sexualité, ce qui donne naissance à une confusion entre son désir et ce qu’on attend de lui. Et le fait de ne pas savoir ce qu’il devrait ressentir. L’idée n’était pas qu’il comprenne complètement ce qu’il ressent, mais de le montrer à ce moment charnière où il découvre qu’il est attiré par quelqu’un d’une manière nouvelle.
Comment avez-vous travaillé avec les jeunes acteurs pour arriver à cette sincérité ?
Le crédit doit leur revenir. Ils sont talentueux et ils se sont beaucoup donnés. Je pense que le plus important s’est fait au casting. Je connaissais mes personnages et je savais que je ne pouvais pas choisir un acteur professionnel qui avait grandi en ville et lui demander de se fondre dans ce paysage comme s’il y avait toujours vécu. Il serait sorti de l’écran, on n’aurait vu que ça. Avec ma productrice Karen Harnisch, on a passé des semaines dans les lycées, les maisons de quartiers, les centres commerciaux. Quand Nick a finalement répondu à une annonce sur Internet, il était Nate. C’est comme ça qu’on a procédé. Trouver des jeunes aussi proches que possible des personnages, et ensuite, accepter qui ils sont. Je ne crois pas qu’on aurait pu les forcer à être ce qu’ils ne sont pas, ce ne sont pas des acteurs professionnels, en tout cas ils ne l’étaient pas à ce moment-là. Il faut embrasser ce qu’ils ont à apporter, même si ça veut dire changer quelques éléments du personnage. Il fallait s’attacher à une histoire, avec des grandes lignes à respecter, des arcs narratifs pour chacun des personnages, tout en leur permettant d’apporter leur propre voix, leur vision des choses. Ils savaient qu’ils avaient cette liberté, de déborder du scénario, des dialogues, étendre des scènes. Et puis en travaillant ensemble, on a resserré autour des axes spécifiques du scénario. De cette manière, on approche une authenticité que je n’aurais pas pu écrire.
Sleeping Giant d’Andrew Cividino, avec Jackson Martin, Reece Moffett, Nick Serrino… Canada, 2015.