Quoi de mieux qu’une petite balade cinéphile au bras d’un Suisse francophone pour une bouffée d’air frais… Dans ses livres, Michel Layaz dessine d’autres réalités, des mondes réinventés, épais, magnifiés par une langue ciselée et un sens aigu de la scansion. En vrac, on vous recommande le jouissif Cher Boniface, La Joyeuse Complainte de l’idiot ou le petit dernier sorti début 2011, Deux soeurs. Mais quel cinéphile est-il et que nous racontent ses souvenirs de toiles ?
Le premier film ?
Dans ma famille, le cinéma n’existait pas. Tout juste si je pouvais regarder une fois par semaine un épisode de Zorro à la télévision durant la période où l’on diffusait cette série. Le premier film au cinéma, c’était avec ma mère qui voulait me faire plaisir. On projetait La Tour infernale. Pour une première, le garçon d’une dizaine d’années que j’étais a été servi : action, catastrophe, suspense et surtout de vrais héros à qui s’identifier ; mon côté chevalier blanc avide d’aventures était rassasié. Depuis lors, à part l’époustouflant Titanic, je ne crois pas avoir vu d’autres films de ce type. Un film catastrophe tous les trente ans : la périodicité me convient.
Les films qui bercent l’adolescence ?
Quels points communs entre Buffet froid de Bertrand Blier, Hair de Milos Forman ou L’Arnaque de George Roy Hill ? Que je les ai vus et revus et que ces trois films affirment une volonté d’émancipation face aux normes et aux régulations que la société impose. Pour le premier, je connaissais un grand nombre de répliques par cœur. Je faisais mon malin en les replaçant ici ou là, comme par exemple celle où Depardieu, toujours vêtu d’un long manteau qu’il refuse d’enlever, justifie sa tenue en déclarant à sa femme qui lui dit qu’il a l’air, ainsi vêtu, d’être en visite : “On est tous en visite. On débarque, on fait un peu de tourisme, et puis on repart. Tu crois sincèrement que ça vaut la peine d’enlever son manteau ? Pour quoi faire ? Attraper la crève, prématurément ?” Cette manière désinvolte de dédramatiser l’existence allégeait agréablement mes inquiétudes, permettait de relativiser craintes et moments de doute.
Pour le deuxième, c’était le goût, naïf certes, de la liberté, de la loyauté, de l’affirmation joyeuse de toutes les offensives de vie. La scène où Berger chante I Got Life debout sur la grande table d’un banquet bourgeois me remplissait de plaisir ; à chaque pas volaient en éclats la bienséance qui étouffe et les conventions qui corsètent. C’était un absolu de délivrance.
Pour le troisième, avec plusieurs amis, nous rêvions, certains soirs, d’être des gentlemen cambrioleurs. Affamés de sensations, nous fomentions des escroqueries d’esthètes, des machinations tarabiscotées qui n’avaient que très peu le goût du lucre mais beaucoup celui de l’élégance. Durant ces vagabondages, nos idoles s’appelaient Paul Newman et Robert Redford.
Le film qui fait grandir ?
L’Arrangement d’Elia Kazan. Je n’oublierai jamais la scène au début du film où Kirk Douglas, publiciste génial qui incarne le modèle de réussite sociale, pénètre dans un tunnel sur l’autoroute au volant de sa voiture décapotable et se retrouve entre deux énormes camions, un sur sa gauche, un sur sa droite. Il lâche le volant et laisse sa voiture «flotter» entre les deux poids lourds. Ce moment est exceptionnel parce que la vie frôle la mort et se retrouve forcément exacerbée. Puis Douglas donne un coup de volant violent et précipite son bolide sous un camion. Il survit, mais commence alors, sous l’impulsion de l’irrésistible Faye Dunaway, son examen de conscience. Se révèlent tous les crissements, tous les antagonismes qu’il y a entre une vie réussie et la réussite sociale. Se pose aussi la question de savoir ce que l’on fait de son talent, à quoi ou à qui on le consacre. Bref, des questions simples mais essentielles et fécondes qui m’ont fichu de salutaires secousses.
Le film qui fait rire aux larmes ?
La scène où François, le facteur joué par Tati dans Jour de fête, essaie d’enfourcher son vélo et n’y parvient pas puisqu’il y a une barrière entre lui et sa jambe droite, alors même que la gauche est déjà en place sur le vélo… Je reste très attaché à ce personnage plein d’innocence et de bonté qui a le visage sale parce qu’il ne pense jamais à faire ce qui nous occupe si souvent : se contempler narcissiquement dans un miroir. J’aime rire au cinéma et je n’oublie pas que très vite, à ses débuts, le cinéma avait pour vocation d’attirer les gens, donc de les faire rire. Je suis un inconditionnel d’Harold Lloyd par exemple, du rire rebelle qu’il provoque, ou de Chaplin et de son rire plus politique encore.
Les films dont on ne se remet pas ?
Il y a des films qui m’ont un peu sonné, des films dont j’ai un souvenir vague mais qui me hantent parce que j’en suis ressorti presque hypnotisé sans vouloir comprendre d’où venait cette fascination, je pense par exemple à Kaïro de Kiyoshi Kurosawa ou aux Anges déchus de Wong Kar-wai. Dans un registre moins sensible, Le Mépris de Godard continue à me fasciner pour de nombreuses raisons, mais entre autres parce que si la passion amoureuse est irrationnelle c’est-à-dire qu’elle ne répond à aucune logique, à aucune explication sensée, la cassure passionnelle est du même ordre. Bien sûr, on peut trouver toutes sortes de petits faits qui justifient le mépris que Bardot ressent devant Piccoli, celui qu’elle aimait peu avant, mais je suis convaincu que la vraie raison est parfaitement irraisonnable.
Les films qui ont nourri vos livres ?
Le cinéma, par touche, par rime, peut faire écho à certains passages de mes livres. Théorème, de Pasolini, a eu une influence dans l’écriture d’un de mes livres qui s’appelle Les Légataires. Et puis la scène ou Marlon Brando se fait casser la gueule dans Sur les quais de Kazan, si je ne l’ai jamais écrite en tant que telle, elle a influencé au moins deux passages précis. Je pourrais citer d’autres exemples mais il faudrait regarder les choses dans le détail. Je sais aussi que j’aurais voulu retranscrire l’esthétique implacable et minutieuse qui donne à Rusty James de Francis Coppola sa beauté et sa violence. Je n’ai même pas essayé et pourtant on trouve, dans un de mes livres, un personnage qui s’hypnotise devant des poissons rouges. A coup sûr une citation appuyée à ce film.
Qui dit cinéma suisse dit Godard. Et sinon ?
Le travail de Jean-Stéphane Bron, notamment dans Cleveland contre Wall Street, est excellent. Dans ce film mi-documentaire mi-fiction qui met en scène, joué par les personnes concernées, un procès qui n’eut jamais lieu, on comprend comment les gens, crédules et intellectuellement défavorisés, se sont fait berner par ceux qui agissent sans scrupules puisqu’ils ne pensent qu’à l’argent.
Je me sens proche des travaux de la vidéaste Emmanuelle Antille qui filme souvent des adolescents qui parlent peu mais expriment avec force leur fragilité. Je sais qu’elle termine un film (au sens classique du terme) et je suis sûr qu’on va bientôt en entendre parler.
Un film dont vous auriez aimé écrire le scénario ?
Le film est archi-connu, mais mettre au point le scénario de Sueurs froides, quel bonheur. Il y a plein de choses que j’aime dans ce film mais que je me sens incapable d’inventer : la machination, la manipulation, le leurre, le dédoublement, l’illusion, les traumatismes. Et pourtant ce chef-d’œuvre d’Hitchcock souffre, à mon sens, de quelques maladresses vraisemblablement insurmontables parce que quand on montre une image au cinéma (ici, la mort de celle que l’on pense être Madeleine), il est très laborieux ensuite de venir dire que cette image n’était pas vraie. Hitchcock essaie de résoudre ce problème en faisant du spectateur son complice puisque nous savons avant le principal intéressé (Scottie) que Judy a seulement joué à être Madeleine.
L’actrice avec qui dîner ?
Je me méfie des icônes et je n’oublie pas que le premier mari de Norma Jeane Baker avait certainement au mur des posters de stars hollywoodiennes qu’il regardait avant de se glisser sous les draps à côté de la future Marilyne. Pourtant, j’avoue que je délaisserais Elizabeth Taylor dans Soudain l’été dernier de Mankiewicz, Grace Kelly dans La Main au collet ou encore Katharine Hepburn dans Pension d’artistes de Gregory La Cava pour choisir une soirée avec Faye Dunaway, celle de Bonnie and Clyde ou de Little Big Man, mais plus encore celle de L’Arrangement.
L’acteur ?
Une partie de billard avec Marlon Brando, je ne dirais pas non !