Passé inaperçu en comparaison du fracas qui avait accompagné la parution des Bienveillantes, Le Sec et l’humide (2008) en est pourtant, plus qu’une prolongation, une amorce théorique. Malgré ses nombreux défauts – thèse parfois confuse, sous exploitée, aux allures de commentaire composé –, ce texte d’à peine plus de cent pages vaut autant pour son analyse du fascisme que pour la riche iconographie qui le complète.
Reprenant les conclusions de Klaus Theweilt dans Männerphantasien (1977), notamment son utilisation de la psychanalyse de l’enfance et de la psychose pour expliquer la flamme intérieure dévorante qui mène au fascisme, Jonathan Littell dissèque le « Moi-carapace » du fasciste, à travers La Campagne de Russie (1949) de Léon Degrelle. Fondateur du mouvement nationaliste wallon Rex, lieutenant-colonel et commandant de la 28e division SS Wallonie, Degrelle aura tout le temps de construire sa légende après-guerre puisqu’il vivra sereinement sa retraite de l’armée au bord de la Méditerranée, jusqu’à sa mort en 1994. En mai 1945, son avion s’écrase au large de San Sebastian, dans une Espagne gouvernée par Franco. A peine remis de ses blessures, encore alité, il se met au travail.
A travers des extraits commentés, Littell se plaît à étudier la prose pompeuse et virile de cet homme obsédé par la défense d’un national-socialisme vaincu depuis peu. Car bien au-delà de la défaite militaire, c’est sa propre dissolution psychique que craint le fasciste, et l’objet de cette Campagne de Russie se mesure à l’aune du lexique employé, opposant sans cesse le Russe barbare (« Rouge », « Soviet », « bolcheviste », etc.) à l’élégant et fragile national-socialiste. L’écriture de Degrelle agit sur son esprit comme le ferait un système immunitaire sur un corps, éliminant les virus, parasites et bactéries pour assurer la survie d’un organisme « sain » – ce que Theweilt appelle la « maintenance du Moi ». D’où l’absolue nécessité de coucher rapidement sur le papier son combat sur le front de l’est, de l’exalter pour mieux (se) (con)vaincre.
Le talent de Littell s’emploie dès lors à vérifier la thèse de Theweilt dans les écrits de Degrelle, ce qui fonctionne malgré un procédé parfois rébarbatif. Si Le Sec et l’humide est maladroit dans sa construction, il parvient pourtant à captiver par sa forme plutôt audacieuse. Soit une étude de cas qui permet à son auteur d’attaquer de biais un pan du IIIe Reich, oscillant sans cesse entre biographie et essai, et évoquant immanquablement l’étude de Klemperer sur le langage du IIIe Reich ou Le Tunnel de Gass et son « fascisme du cœur ». Une nouvelle pierre à l’édifice pour tenter de comprendre ce qui agit dans l’inconscient de ces hommes. Car loin de la bureaucratie et de l’obéissance aveugle, « le fascisme est un mode de production de réalité […] pas une question de forme de gouvernement ou de forme d’économie, ou d’un système quel qu’il soit. » Combattre le fascisme, c’est d’abord lutter contre la malveillance de son cœur.
A lire : Jonathan Littell, Le Sec et l’humide, Gallimard, collection L’Arbalète, 2008.
Klaus Theweilt, Männerphantasien, Stroemfeld/Roter Stern, 1977. Pas encore traduit en français et disponible en anglais sous le titre Male Fantasies, University of Minnesota Press, 1987.
Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Pocket, collection Agora, 2002.
William H. Gass, Le Tunnel, Le Cherche Midi, collection Lot 49, 2007.