Ovni littéraire aux allures de reconstitution historique rêche et froide, le nouveau Cronenberg avait laissé sceptiques plus d’un journaliste lors du Festival de Venise en septembre dernier. Une réticence quasi collective certainement suscitée par la hardiesse du pitch psychanalytique (le triangle scientifico-amoureux composé de Sigmund Freud, Carl Gustav Jung et la patiente Sabina Spielrein) mais aussi par le dépouillement inattendu de la mise en scène. David Cronenberg a « levé le pied » iront même dire les plus mauvaises langues qui se seront seulement arrêtées à l’outrance gore et baroque de La Mouche (1986).
Mais les aficionados avertis du cinéaste canadien savent son œuvre aussi schizophrène que ses personnages et replaceront comme il se doit A Dangerous Method dans le second courant de sa carrière initié par A History of Violence (2005). Un second souffle marqué par une sobriété rigoureuse dans un parcours jusque-là a priori ancré (trop systématiquement) dans le cinéma de genre intello-déviant. Une évolution parfaitement cohérente en somme pour David Cronenberg qui se tient à la constante thématique fondamentale de ses films. Les dysfonctionnements humains (physiques, cérébraux et/ou sociaux) l’obsèdent toujours autant. Seule la forme a muté et elle n’en est pas moins radicale, complexe ou impressionnante. Car au final, si on s’y intéresse attentivement, on se surprend même à hisser A Dangerous Method en tête de ses longs métrages les plus tordus.
Doté d’un classicisme austère, David Cronenberg décrit les débuts de la psychanalyse et conceptualise par extension les méandres nébuleux du Moi au cours de longues séquences bavardes cadrées comme des gravures du début XXe. Un parti pris visuel désuet et mécanique, en réponse à la genèse scénaristique du projet lui-même : il s’agit d’une double adaptation. La véracité du roman non fictionnel de John Kerr A Most Dangerous Method (1993) mêlée au dynamisme éloquent de la pièce de théâtre The Talking Cure de Christopher Hampton, auteur également du script. Une sorte de logique en tiroirs que David Cronenberg applique à la narration.
A Dangerous Method, essai théorique désincarné ? Se contenter de cette dénomination simpliste reviendrait à fermer les yeux sur toute la dimension émotionnelle et sensuelle subtilement provocatrice du film. La rigidité est illusoire là où l’ambiguïté règne. L’audace et l’élégance du cinéaste résident justement dans la contenance tandis que son refus rationnel du spectaculaire racoleur octroie à son œuvre une tension sexuelle des plus fascinantes. Et des plus freudiennes. Car ici la chair est corsetée, dissimulée sous le costume social ou meurtrie par les coups de fouet, mais s’impose inéluctablement en puissance cathartique. Une instance hautement révélatrice qui titille la bienséance et pointe du doigt toutes formes de refoulement, à l’image de Sabina Spielrein (Keira Knightley, de plus en plus habitée et convaincante), patiente libidineuse hystérique en passe de devenir une brillante psychanalyste. Le feu et la glace.
David Cronenberg filme avec une distance perverse et masturbatoire des êtres en rupture qui s’autoriseront fort probablement d’irréparables débordements hors champ. Faussement en retrait, au fur et à mesure que ses protagonistes prennent conscience de leur fragilité, il s’oriente vers un pur cinéma de la soumission. Soumission sadomasochiste de la jeune fille à son amant, de la femme à son époux, du malade au médecin, de l’homme à son apparente autorité sexuelle et morale. Mais aussi celle du scientifique à la raison, de l’acteur au plan et du spectateur à la fiction. A Dangerous Method opère tel un spectacle de marionnettes où chacun tirerait les ficelles de l’existence de l’autre. Lors de leurs parties de ping pong verbal et narcissique, Sigmund Freud et Carl Gustav Jung (iconiques Viggo Mortensen et Michael Fassbender) se lient puis se défient par la parole. Et parallèlement la mise en pratique de leurs doctrines par Sabina Spielrein, armée de son érotisme rugueux, en vient à questionner leur légitimité. Au-delà du marivaudage et de la confusion de la psyché, David Cronenberg cultive un regard fétichiste et exigeant sur la notion de pouvoir dans tout ce qu’il a de stimulant et de destructeur. La délivrance par les maux.
A Dangerous Method de David Cronenberg, avec Keira Knightley, Michael Fassbender, Viggo Mortensen, Sarah Gadon et Vincent Cassel. Canada, Allemagne, 2011. Sortie le 21 décembre 2011.
Je salue ce propos splendide venant à la rescousse d’un film souvent malmené par une partie de la critique. Cronenberg serait devenu trop sage, dit-on. Il travaille pourtant toujours cette problématique du “dysfonctionnement” humain (selon vos termes), beaucoup plus par la parole désormais que par l’image. On voit en effet Sabina “guérir” grâce à la psychanalyse et inversement Freud chanceler à force de joutes oratoires avec Jung. Cronenberg semble poursuivre cette étude des effets du verbe sur le corps à travers les longs dialogues de Cosmopolis qui rendent les prostates asymétriques.
Merci Princécrannoir pour ce commentaire élogieux mais surtout pertinent quant à la filiation évidente entre “A Dangerous Method” et “Cosmopolis”.
Chez Cronenberg, la parole est devenue désormais cette infection virale qui fait muter et/ou chuter les êtres, un fléau infaillible, intime et universel, introspectif et exhibitionniste. Une instance qui se met en scène toute seule. Les mots comme puissance révélatrice, inquisitrice et porteuse d’une vérité nichée dans les strates de la fiction.
“I love information. This is our sweetness and light. It’s a fuckall wonder. And we have meaning in the world. People eat and sleep in the shadow of what we do. But at the same time, what?”
Je ne peux que m’agenouiller: un sacré bon papier ! Vous m’avez vendu ce Cronenberg “nouvelle chair”…
Partout on dit de Cronenberg qu’il fait des “films de festival” (qu’est-ce à dire ?), chose ô combien non-sensique, pour un cinéaste qui parvient toujours à faire fuir quelques spectateurs de la salle, par le biais de son médium unique qui est à la fois source de fascination comme de répulsion…
Il ne s’offre pas, c’est au public de prendre. Ou pas.
De Vidéodrome à Crash et jusqu’à Cosmopolis, tout change mais rien ne change.
C’est le verbe qui prend le dessus, or quand on dénote cela, l’intéressé répond que de Chromosome 3 à A Dangerous Method, malgré le gore, le fœtus sanglant, la tête qui explose dans Scanners, et bien ce ne fut que le verbe et rien d’autre: “un visage qui parle, c’est l’essence du cinéma”.
Et bien oui, après tout, un film comme Faux Semblants, où chaque réplique compte pour surligner la fusion des jumeaux, n’était-ce pas, déjà, un film “verbal” ?
Chouette papier, vraiment bien écrit: chapeau bas.
Clément, collègue grand-écart-ien.