Naomi Kawase livre l’un des plus beaux films de la compétition de ce 67e Festival de Cannes. Still the Water est une œuvre riche, une ode à la nature empreinte de poésie et d’humilité. Naomi Kawase continue d’explorer les thèmes qui lui sont chers et se tourne, comme elle l’avait déjà fait avec son magnifique documentaire Trace, vers ses racines. La cinéaste japonaise convoque dans Still the Water un autre Japon, loin de la tumultueuse Tokyo sans pour autant la renier. Une rencontre, malgré l’effervescence cannoise, qui invite à la plénitude.
Pourquoi avoir choisi de tourner Still the Water sur l’île d’Amami ?
Parce que j’y ai mes racines familiales. Je ne l’ai découverte qu’il y a peu de temps, et j’ai été immédiatement émue par la façon dont les gens y vivent. J’ai eu envie de filmer quelque chose là-bas. Je voulais montrer la façon de vivre des habitants de l’île. Ce n’est qu’après que j’ai imaginé l’histoire et écrit le scénario.
Les habitants d’Amami participent au film, comme par exemple lors de la séquence de la mort d’Isa. Comment s’est passé le tournage ?
En fait, cette scène de la mort d’Isa, nous l’avons construite autour des habitants de l’île. C’est eux qui chantaient cette chanson, qui dansaient, comme s’ils accompagnaient vraiment quelqu’un qui allait mourir. C’est vraiment comme ça que ça se passe là-bas ; il n’était pas question de demander aux habitants de jouer. Il y avait simplement quelques acteurs disséminés au milieu de ces habitants. Nous avons préparé la séquence, il n’était pas question de tourner plusieurs prises, nous avons donc disposé les caméras de façon à pouvoir filmer en une seule fois, sans gêner les habitants de l’île qui apparaissent à l’écran.
C’était donc de l’improvisation ?
On ne pouvait pas leur demander de dire un dialogue, ce ne sont pas des acteurs. Quand ils disent quelque chose, c’est parce qu’ils ont été pris par la scène, c’est de l’improvisation. La seule chose qui était décidée en avance avec eux, c’était l’ordre des chansons. On savait ce qu’on allait chanter en premier puis en deuxième, puis ça a évolué de manière parfaitement naturelle entre les acteurs qui avaient déjà leurs répliques, et les habitants qui n’en avaient pas. Ca a donné ce que vous voyez dans le film…
Une séquence du film se déroule à Tokyo ; souhaitiez-vous opposer la vie tumultueuse de la capitale et la vie traditionnelle d’Amami ?
Je pense que l’une met l’autre en valeur. Je n’ai pas voulu condamner la vie à Tokyo, au contraire il s’y passe des choses formidables. Je pense que pour faire mieux ressortir la différence et la richesse de la vie de la campagne, il fallait aussi montrer la vie de Tokyo, et pour montrer la richesse de Tokyo, il fallait montrer la vie à la campagne. Pour moi, ce ne sont pas deux mondes qui s’opposent mais qui se complètent. Dans le film, je dis des choses sur Tokyo que je pense vraiment : c’est une ville qui est accueillante, d’une certaine manière, où tout est possible ; la campagne c’est le contraire : c’est la proximité avec la nature, avec les éléments, la possibilité de ressentir directement les choses. La coexistence des deux permet de faire mieux ressortir la beauté des deux.
La séquence du typhon évoque le tsunami de 2011 et la catastrophe de Fukushima : est-ce que ces événements ont influencé votre œuvre ?
La nature a toujours eu un rôle très important dans mes films, et la catastrophe de Fukushima n’a rien changé à cela. Une existence en harmonie avec la nature est un thème que je défendais déjà avant, et je continuerai de le faire, ça n’a pas eu d’incidence sur Still the Water. Et ce n’est pas non plus un film post-Fukushima. La beauté de la nature va aussi avec la peur de la nature, tout simplement.
La thématique du cycle de vie et de mort de Still the Water en fait un film-somme…
J’ai déjà parlé un peu de ce thème avant, simplement cette fois, je suis allé au maximum de ma capacité d’expression sur ce sujet, j’ai été au plus loin de ce que je pouvais exprimer sur ce que je pense du cycle de la vie et de la mort. Mes films suivants seront forcément différents.
Le titre original du film, Futatsume no mado, signifie “la deuxième fenêtre”. Quelle est cette deuxième fenêtre ?
La deuxième fenêtre, c’est la porte qui ouvre sur le monde invisible. Lorsqu’on a fini de faire toutes les rencontres que l’on doit faire, on peut parvenir à cette porte, derrière laquelle se trouvent toutes les choses invisibles.
Vous sentez-vous proche d’autres cinéastes qui place la nature au centre de leur œuvre, comme Terrence Malick ?
On me dit souvent que mes films abordent des thèmes similaires à ceux d’Hayao Miyazaki, comme Totoro ou Princesse Mononoke. En revanche il y a une grosse différence entre l’univers de Terrence Malick et le mien, parce que Malick fait partie d’un monde monothéiste, il pense à Dieu, alors que les Japonais pensent à tous les dieux ; il y a une infinité de dieux. Nos deux univers n’ont rien à voir ; nous n’avons pas la crainte d’un Dieu unique terrifiant, dans le panthéisme il y a des dieux partout, nous essayons de vivre en harmonie avec eux.
L’année dernière vous étiez membre du jury à Cannes, que retirez-vous de cette expérience ?
Grâce à cette expérience, ma vision du monde s’est élargie. L’univers de Steven Spielberg et le mien n’ont a priori pas de raisons de se rencontrer – lui travaille avec des budgets considérables à Hollywood, moi je fais de petits films indépendants –, mais grâce à cette alchimie cannoise, j’ai pu parler avec Steven Spielberg et nous avons beaucoup échangé. Il m’a appris beaucoup de choses – et moi aussi, je pense – et notamment à toujours repartir de zéro, à avoir une faim, une soif de cinéma permanente. Aujourd’hui je continue de correspondre avec lui, je dois cela à Cannes.
Still the Water de Naomi Kawase avec Nijirô Murakami, Jun Yoshinaga, Miyuki Matsuda… Japon, 2014. En compétition au 67e Festival de Cannes. Sortie en salle le 1er octobre 2014.
おめでとうJ.Nさん!